Entrer dans l’univers des teintures naturelles, c’est plonger dans un monde alliant chimie, cuisine et même parfois peut-être une pincée de magie.
C’est observer les végétaux qui nous entourent en tenant compte des saisons, pour récolter dans les champs ou les forêts les plantes qui donneront aux tissus des couleurs aux nuances les plus variées.
Réaliser des teintures végétales, c’est également se confronter à un savoir-faire ancestral puisque de l’Antiquité jusqu’au XIXème siècle, les tissus sont teintés à partir de substances provenant de plantes, d’insectes ou de coquillages.
La teinture naturelle, un savoir-faire millénaire
L’histoire de la teinture se situe au carrefour de plusieurs sciences et disciplines. En effet, la géographie, la chimie, la botanique, la sociologie,l’histoire, l’anthropologie, l’art ou l’archéologie s’intéressent à ce savoir-faire venu du fond des âges, et c’est la collaboration entre ces différents spécialistes qui permet aujourd’hui d’éclairer la longue aventure des teintures, montrant qu’une importante polychromie des textiles existe depuis l’ère préhistorique.
Des archéologues ont ainsi découvert sur le site du village lacustre de Charavines, au niveau du lac de Paladru, entre Lyon et Grenoble, des nattes, tapis, toiles et pelisses portées par les hommes du Néolithique (2750-2650 avant JC). Si le temps a effacé les couleurs de ces vestiges, les recherches des paléobotanistes ont prouvé que les fibres végétales découvertes étaient à l’origine colorées. En effet, une accumulation de pollens de Garance (à l’origine de la teinture rouge), et de graines de sureau (source de violet) montre que ces textiles étaient teints.
A l’autre bout du globe, les restes de corps momifiés portant des vêtements dont les couleurs sont parvenues jusqu’à nous ont été extraits d’une nécropole de l’âge du bronze (environ 1700 av. J.-C.), sur le site fortifié de Djoumboulak Koum dans le désert du Taklamakan (nord-ouest de la Chine).
Le site archéologique a également livré plus d’une centaine de vestiges textiles, dont certains montrent clairement la maîtrise de la teinture par les peuples installés dans cette région d’Asie centrale.
Entre 1922 et 1934, en Mésopotamie (région actuelle de l’Irak), l’archéologue Léonard Wooley découvre la tombe d’une femme (baptisée tombe de Puabi) dans le cimetière royal d’Ur. Une coutume sumérienne obligeant tous les serviteurs, servantes et animaux domestiques à suivre leur reine dans la mort, les restes des dames de la Cour furent retrouvés richement parés et revêtus de robes rouge et autres couleurs vives.
Une histoire de la teinture aussi riche que variée
Voyager à travers l’histoire de l’Antiquité, celle des peuples et des continents nous amènerait à rencontrer les teinturiers de Perse, qui 500 ans avant notre ère, teignaient déjà les tapis et conservaient la pourpre en y ajoutant du miel.
Nous pourrions également découvrir les origines de l’impression textile en nous rendant en Inde, où, jusqu’au XIXème siècle, l’Asie du Sud fut le centre de la production textile mondiale. Cette région du monde était notamment réputée depuis 2000 ans avant notre ère pour ses cotonnades teintes, dont les secrets de fabrication se transmettent de génération en génération.
L’impression de ces tissus repose sur l’utilisation de mordants qui, appliqués sur la toile, ont la propriété de fixer les colorants. Cette maîtrise des procédés chimiques donne naissance à une palette de couleurs infinie où dominent les rouges de garance et les bleus de l’indigo. Ces impressions textiles feront le succès des « indiennes » qui se répandent en Europe à partir des années 1650, stimulant le goût des acheteurs pour l’exotisme et faisant la fortune des Compagnies des Indes.
Notre curiosité pour la teinture textile nous entrainerait également en Amérique du sud, où la civilisation ancienne du Pérou utilisait deux techniques : La première consistait à appliquer directement la teinture sur l’une des faces de l’étoffe déjà brodée, la seconde à plonger les fils dans un bain de teinture pour qu’ils s’imprègnent entièrement de la couleur. Les civilisations andines du Pérou ont ainsi appris à découvrir puis à maîtriser des éléments de la nature comme le lichen, la cochenille ou l’indigo, pour en extraire les pigments correspondant à leurs exigences en couleurs vives et obtenir ainsi une palette impressionnante de nuances.
Notre voyage nous mènerait également géographiquement plus près de nous, dans le bassin méditerranéen qui nous offrirait lui aussi de surprenantes découvertes.
C’est ainsi que les Phéniciens adoptent la couleur rouge pourpre, à nuance rouge-violacée foncée extraite des escargots de mer (murex) et considérée comme dix à quinze fois plus précieuse que l’or.
La Rome antique quant à elle hérite son art de la teinture d’une tradition étrusque. Comme pour les Phéniciens, la couleur emblématique de cette civilisation fut le rouge pourpre, réservé à l’Empereur, car très onéreuse à obtenir. Cependant, la garance, meilleur marché, permettait également de produire des nuances allant du rouge au rose.
D’autres couleurs comme le bleu, obtenue à partir du pastel, n’était pas très répandu. Le jaune, issu du safran était pour sa part réservé aux vêtements de mariée ainsi qu’aux vestales.
Les teinturiers du Moyen âge
L’industrie textile représente la plus importante industrie du monde médiéval de l’Europe occidentale, tant au niveau de la fabrication que de l’exportation.
S’il existe alors une activité de teinturerie de village, Paris, Nuremberg ou Lucca en Italie du Nord sont à la fois des villes de textile et de teinturerie. Pour préparer les bains de teinture et rincer les vêtements, les artisans ont besoin de beaucoup d’eau. Ils s’installent donc sur les berges des rivières, comme les teinturiers de Montauban qui s’implantent à Villebourbon, au bord du Tarn. Les ateliers sont alors situés dans la partie basse des maisons, coté rivière. A l’étage se trouvent les appartements des riches propriétaires.
Les artisans teinturiers sont alors méprisés par les commerçants drapiers. Appelés « ongles bleus », ils piétinent les draps dans des bains de colorants et de mordants comme des lessives à base de cendres et de chaux, d’alun et d’urine.
Les couleurs favorites au Moyen Age sont le noir, obtenu grâce au brou de noix, et le bleu. Ce dernier, issu de la plante de pastel qui donne une couleur très prisée, fera la fortune de villes comme Amiens et Toulouse.
Héritage de la Rome Antique, le jaune et le vert sont quant à elles obtenues à partir de la gaude ou le gaillet gratteron, et le rouge grâce à la cochenille.
Dès le XV ème siècle cependant, le commerce d’outre-mer va importer de nouvelles substances comme le bois de Brésil qui donne une couleur rose, et rendre d’autres teintes plus accessibles comme le bleu, issu de l’indigo provenant du Golfe du Bengale ou de Saint Domingue. Plus tard, le safran des Indes viendra également concurrencer le marché intérieur.
Du XVIIème siècle à la naissance des teintures de synthèse
En 1671, une ordonnance de Colbert règlemente étroitement le métier de teinturier et les membres de la corporation sont alors divisés en trois catégories :
- Les teinturiers de grand teint sont autorisés à employer l’orseille (Lichen à l’origine d’une matière colorante de couleur pourpre) et le bois d’Inde ;
- Les teinturiers de petit teint ne peuvent employer ni ces matériaux, ni le pastel, mais ont le droit de nettoyer les vieux habits et vieilles étoffes.
- Les teinturiers en laine, différents des teinturiers en soie et des teinturiers en fil ou en chanvre doivent utiliser des colorants et des couleurs bien définies sous peine de sanctions.
La création des Manufactures royales engendre la concentration de l’industrie de la teinture autour de grands centres drapiers largement répartis dans le royaume : Guyenne, Languedoc, Auvergne, Beauce, Champagne, Flandre, Picardie et Normandie.
Mais un tournant majeur intervient au début du XIXème siècle, lorsque les premiers chimistes réussissent à isoler les principes colorants de plantes comme la lutéoline de la gaude ou l’indigotine de l’indigo. Apparaissent alors les premiers colorants de synthèse, à l’origine de l’émergence d’une industrie florissante qui se fera aux dépens des teintures naturelles.
L’art de la teinture et ses différentes techniques
Cette brève histoire de l’art de la teinture confirme que les artisans teinturiers sont depuis toujours des virtuoses de la couleur et des passeurs de savoir-faire. Leurs recettes pour extraire les colorants de notre environnement, puis les fixer sur des supports textiles offrent de surprenantes analogies d’une civilisation à l’autre et d’un bout à l’autre de la planète.
Durant des siècles et avant que les progrès de la chimie puissent expliquer les processus d’apparition des couleurs, les seuls outils à la disposition de l’artisan teinturier pour vérifier la validité du procédé en œuvre furent son œil et son expérience. Et à coup sûr, le remarquable don d’observation des teinturiers d’hier et d’aujourd’hui est bien à l’origine des nuances infinies qui émergent depuis toujours de leurs mains habiles.
En même temps, leur savoir-faire exploite différentes techniques :
La teinture directe consiste à teindre le textile en faisant simplement macérer ou bouillir dans l’eau certaines plantes pour en extraire les colorants qui iront se fixer au cœur de la fibre.
La teinture en cuve nécessite l’utilisation d’un seau ou une cuve. A l’origine, elle concernait les procédés de teinture à l’indigo et à la pourpre de mollusque. Elle consiste à rendre solubles les pigments qui pourront dès lors imprégner les fibres textiles. De façon surprenante, ces derniers vont tout d’abord colorer d’une teinte jaune verdâtre le tissu avant de se transformer, sous l’effet de l’oxygène frais, en une teinte indigo ou pourpre.
Enfin, la teinture avec morçandage est un procédé utilisé lorsque les molécules des colorants ne peuvent se lier assez solidement avec les fibres textiles. L’artisan se voit alors dans l’obligation de les combiner avec divers sels métalliques. En contact avec l’eau, une réaction chimique se produit, qui aboutit à la fixation du colorant sur les fibres textiles.
Le teinturier du XXIème siècle, artisan d’art ennoblisseur textile
Depuis le début du XXIe siècle, les consommateurs occidentaux, de plus en plus préoccupés par l’amenuisement des ressources de la planète et l’impact des colorants synthétiques sur la santé et l’environnement, plébiscitent le retour aux teintures naturelles. Ce marché connaît ainsi un retour en force dans l’industrie de la mode.
C’est dans ce contexte que l’artisan d’art trouve toute sa place. Expert de la fibre textile, il en maîtrise les composants et les propriétés d’usage. Il teint la matière brute à partir de colorants ou de pigments d’origine végétale. Il travaille sur des pièces uniques ou de petites séries qu’il imprime avec tous types de décors ou apprête d’effets les plus variés.
Artisan d’art au savoir précieux, l’ennoblisseur textile travaille dans le secret de son atelier, et se comporte avant tout comme un chercheur passionné, explorateur des couleurs et des nuances les plus subtiles.
Les grandes maisons de couture ne s’y trompent pas et sont devenues des clients fidèles de ces mains d’or qui, de prototypes en échantillons, vont transformer une pièce textile en un tissu moiré, gaufré, teint ou imprimé.
Après plus de cent ans de mise en sourdine de la teinture végétale, le XXIème siècle redécouvre donc avec étonnement et éblouissement le savoir-faire millénaire des artisans d’art teinturiers. Ces coloristes passionnés, bien plus que de mettre en couleur les textiles qui passent entre leurs mains, nous transmettent des émotions embrasées par un travail de la couleur que leur bouillonnante activité sait discipliner pour en extraire une infinie harmonie.
Pour aller plus loin…
Merci à Pauline Clotail (Ligne Méridienne) et AHPY Créations Bleu de Pastel pour le prêt de leurs photographie.
Vous retrouverez leur travail sur leurs sites internet:
https://www.instagram.com/lignemeridienne/
Quelques idées lecture:
Colorants naturels et teintures du XVIIème siècle à la naissance des colorants de synthèse. Revue d’histoire de la pharmacie. Article de Claude Viel Année 2005. pp. 327-348
Promenade dans des jardins disparus (les plantes du Moyen âge d’après les grandes heures d’Anne de Bretagne). Michèle Bilimoff. Editions Ouest-France.
Guide des teintures naturelles. plantes à fleurs. Marie Marquet. Editions Belin
Couleurs . Pigments et couleurs dans les mains des peuples. Anne Varichon. Seuil
Le monde des teintures naturelles. Dominique Cardon. Belin éditeur