Un art délicat né de la rudesse de la vie
La technique du sashiko trouve son origine au Japon, durant l’ère Asuka (592-710) qui voit croître les contacts du pays avec d’autres puissances régionales comme la Corée. Selon la tradition, le Bouddha Shakyamuni, fondateur de la tradition bouddhiste (vers le 5ème siècle avant J.C.) utilisa cette technique de matelassage pour confectionner son premier kesa, vêtement de dessus porté comme un châle par les moines.

Pour le peuple japonais, Le sashiko, dont la technique correspond à un simple petit point avant de couture, est utilisé depuis le VIème siècle pour réparer des vêtements de travail ou les matelasser afin de les rendre plus chaud. Jusqu’au XVIème siècle, les tenues portées par les paysans japonais sont faites de chanvre commun ou de lin dont les fibres sont filées par les femmes du monde rural.
En effet, si le Japon importe très tôt du coton brut et des toiles de coton de Chine et d’Inde, il faudra attendre le XVIème siècle pour que la Chine lui en transmette les secrets de la culture. Des plantations s’installent alors rapidement à l’ouest de l’archipel nippon, où la plante s’acclimate particulièrement bien. En même temps, sous l’impulsion des classes dirigeantes, une véritable industrie artisanale de filature et de tissage se développe dans ces territoires. Malgré tout, le tissu de coton, beaucoup plus confortable que la toile de chanvre reste un produit rare et précieux.
Mais l’ensemble de l’archipel ne profite pas de cette nouvelle industrie. Le rude climat des provinces du nord exclue en effet la culture de ce végétal. De cette situation va jaillir un commerce qui se développe dès l’orée de la période Edo (1603-1868) : le recyclage des textiles de coton. C’est ainsi que des marins commencent à faire commerce de la revente de pièces de coton usagées ou défectueuses aux communautés rurales et côtières pauvres des provinces du nord. Les femmes redonnent alors une seconde jeunesse à ces étoffes élimées en les cousant ensemble pour les transformer entre autres en vêtements ou couvertures de futon.

Petit à petit, les femmes japonaises vont ainsi mettre au point des techniques de couture consistant à superposer plusieurs pièces de tissu afin de les rendre plus résistants en les reliant par des coutures sashiko, terme signifiant littéralement en japonais « petits points » ou « petits bâtons » et traduit en français par “grain de riz”.
Les vêtements des paysans pauvres étaient, par obligation économique, conservés, transmis de génération en génération et réparés chaque fois que nécessaire avec des chutes de tissu. Au fil du temps et des rapiéçages, ces guenilles finissaient par ressembler à un véritable patchwork, donnant le nom à un nouveau savoir-faire : le « boro », qui signifie littéralement « quelque chose en lambeaux ou réparé ». Chaque pièce devenait ainsi le témoin privilégié de l’héritage familial, des évènements et des épreuves traversées par un même lignage.

Ces diverses contraintes ajoutées aux lois impériales concernant les codes vestimentaires japonais sont à l’origine de l’évolution du sashiko, qui va petit à petit se transformer pour la population en un moyen d’ornementation des étoffes.
La loi prive en effet les classes populaires du droit de porter certains textiles comme la soie et interdit également à la population d’arborer des couleurs vives ou des vêtements à larges motifs. Les japonais sont seulement autorisés à porter des kimonos de couleur noire, bleu indigo ou grise. C’est pour cette raison que le sashiko sera conçu à base de fil blanc ou écru sur fond bleu indigo, couleur obtenue à partir de la renouée des teinturiers (Polygonum orientale), plante utilisée depuis la nuit des temps en Asie pour obtenir un pigment indigo.
Avec le temps, la nature du sashiko évolue, passant d’une pratique de nécessité à une forme d’art reconnue. Les motifs brodés se diversifient, la fonction décorative prend le dessus, donnant naissance à une broderie raffinée et en un véritable moyen d’expression artistique pour les classes populaires.

Le sahiko au service des héros urbains
Durant la période Edo les grandes villes japonaises sont construites en bois, les rendant vulnérables aux incendies. Les pompiers (Hikeshi), qui jouent de fait un rôle vital de protection des populations portaient, lors de leurs interventions, des gants, une capuche ainsi qu’une veste spéciale, le sashiko banten, fabriqué en doublant ou triplant l’épaisseur de tissu grâce à la technique du sashiko. Lors des interventions de lutte contre le feu, l’épaisse veste était mouillée pour protéger le pompier des flammes et des étincelles. La particularité de ce sashiko hanten résidait dans sa réversibilité, l’intérieur de la veste étant généralement décoré d’une scène héroïque et voyante. Grâce à cet ingénieux artifice, une fois l’incendie maîtrisé, les valeureux Hikeshis retournaient leur vêtement pour être fêtés par les habitants.

https://www.guimet.fr/fr/nos-collections/textiles/veste-de-pompier-hikeshi-banten
Durant l’ère Meiji (1868-1912) qui se distingue par une politique d’ouverture au monde et de modernisation du pays, la pratique du sashiko reste un artisanat bien établi et une occupation hivernale importante dans les communautés rurales du nord du pays. Les jeunes filles reçoivent de leurs aînées la connaissance des techniques traditionnelles, car la patience et la rigueur que nécessite l’art de la broderie sont considérées comme des qualités essentielles pour une épouse accomplie.
Au XIXème siècle, la technique atteint le niveau d’un point de broderie raffinée que l’on emploie pour créer des motifs géométriques, mais également des végétaux ou des animaux stylisés, tout en perpétuant la spécificité d’un travail basé sur le contraste entre la couleur des fils et celui du support textile.
Au cours des siècles, les motifs traditionnels se sont multipliés et il en existe aujourd’hui plusieurs dizaines. Même si l’aspect géométrique reste central, on peut trouver des losanges, des carreaux, mais aussi des éclats de foudre, des vagues, des fleurs superposées, des rayures verticales ou horizontales, des écailles de poisson, le vent qui souffle sur l’herbe des champs ou des anneaux entrecroisés.
Déclin et renaissance du sashiko
Si la rareté du coton continue à imposer aux classes pauvres de conserver et recycler la moindre pièce de tissu jusqu’au milieu du vingtième siècle, la prospérité et l’introduction des fibres synthétiques au tournant des années 1950 va commencer à modifier les habitudes d’habillement dans les campagnes nippones, entraînant le déclin de la pratique du sashiko.
La plupart des vêtements traditionnels sont jetés ou détruits. Cependant, quelques visionnaires s’emploient alors à préserver soigneusement les sashikos ainsi que d’autres textiles, que l’on retrouve aujourd’hui dans les musées du pays. Deux mouvements artistiques vont en particulier jouer un grand rôle dans ce travail de préservation : Le mouvement Mingei, qui cherche à donner toutes ses lettres de noblesse à l’art traditionnel fait à la main et créé pour une utilisation quotidienne ; le mouvement Kōgei qui tend à comprendre les techniques qui ont permis à la main de l’Homme de créer des objets exceptionnels au fil des siècles.
Également, l’ethnologue Chuzaburo Tanaka a consacré sa vie à faire des recherches et à documenter la culture de son pays d’origine, rassemblant plus de 20000 pièces dont 1500 ont été exposées à Tokyo jusqu’en 2019, date de fermeture de l’Amuse Museum.

Le renouveau du sashiko commence au Japon et dans les pays occidentaux dans les années 1970, se transformant en un art décoratif à part entière, apprécié pour son esthétique et sa simplicité.
Aujourd’hui la technique continue d’évoluer, se prêtant à de nombreuses créations et interprétations. S’il représente une véritable tendance de mode populaire, pour les créateurs japonais, cette broderie est un art à part entière qui témoigne de l’histoire culturelle et sociale du pays ainsi que de ses valeurs profondes comme la frugalité et l’endurance.
Le sashiko aujourd’hui
Les brodeurs et designers contemporains semblent captivés par la broderie sashiko. Elle influence la mode et le design, en particulier pour agrémenter vêtements en coton et denim. Ils l’utilisent en général en reprenant les motifs traditionnels mais combinent également le sashiko à d’autres techniques comme l’appliqué ou le patchwork.
Au-delà de la pratique de cet art, le sashiko correspond pour certains à un véritable engagement et une démarche qui se veulent tournés vers une consommation plus durable au travers d’une valorisation des textiles. C’est dans cette mouvance du recyclage et du « zéro déchet » que depuis plusieurs années le boro-sashiko connaît une renaissance, de grands noms de la mode nipponne intégrant cet art ancestral dans leurs collections. Dans une logique similaire, des marques plébiscitées par le public mais aussi des artisans adoptent cette technique qui a su faire ses preuves en matière de durabilité vestimentaire. Ainsi en est-il de la marque Kapital, fondée en 1984 et pilier de la mode masculine nippone. Si ses patchworks et ses indigos représentent des références absolues, la marque utilise également des méthodes de couture sashiko pour surpiquer des denims.

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De même, l’esthétique unique du boro sashiko inspire des designers qui cherchent à créer des intérieurs chaleureux et accueillants, utilisant les tissus pour confectionner rideaux et coussins, mais également des œuvres murales uniques, comme le prouve le travail remarquable de l’artiste textile Caro Ramsey.

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Une technique d’une apparente simplicité
Le sashiko se réalise traditionnellement à l’aide d’un fil de coton blanc ou écru tordu spécifiquement de façon à être plus solide et à présenter un rendu mat. La broderie se réalise sur une toile indigo. Les textiles utilisés de nos jours sont des toiles 100% coton, teintes dans des bleus plus ou moins intenses et tissées assez lâchement pour favoriser le passage de l’aiguille.
Les ouvrages anciens étaient brodés sur deux épaisseurs de toile. Il est possible de travailler ainsi ou d’adjoindre un molleton entre les deux couches de textile, ce qui obligera cependant à doubler le travail à l’aide d’un tissu fin.
Les aiguilles sont longues, très pointues et solides, avec un long chas qui peut accueillir le fil de coton épais : le brodeur doit pouvoir réaliser plusieurs points à la fois sans que l’aiguille se déforme.
L’esthétique de la broderie repose sur la répétitivité des motifs, que ceux-ci soient géométriques ou inspirés par la nature. Chacun possède une signification profonde dans la culture japonaise. Ainsi, les étoiles à cinq branches protégeaient les pêcheurs des naufrages, tandis que les motifs de zigzags éloignaient les mauvais esprits ; les points de riz pour les fermiers ou les écailles de poisson pour les pêcheurs apportaient la prospérité.

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En théorie, il suffit de maîtriser le point avant pour pratiquer le sashiko. Cependant, tout le savoir-faire réside dans le fait de réaliser un point avant absolument régulier. Car c’est de cette capacité que découlera la beauté d’un travail parfait.
Le point avant doit mesurer entre 2,5 et 5 mm, l’essentiel étant de toujours broder un point de même longueur.
Enfin, certaines règles sont à respecter, comme celle de suivre un ordre précis : On brode tout d’abord les lignes horizontales, puis les verticales et enfin les obliques. L’origine de ces règles résulte de la cherté originelle du fil. Il fallait l’économiser, tout d’abord en créant des motifs sobres, mais également en respectant ces règles empruntes de bon sens.
Une autre règle définit que les fils ne doivent jamais se toucher au niveau des intersections.
Enfin, la tradition veut que l’on démarre en point arrière afin d’éviter les nœuds… pour que les motifs soient aussi beaux d’un côté de la toile que de l’autre.

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Si au commencement, la technique du sashiko fut pratiquée par les gens les plus humbles, elle a su, au fil des siècles gagner la place qui lui est reconnue aujourd’hui dans son pays d’origine et bien au-delà. Née de la pauvreté et des interdits décrétés par les couches les plus aisées de la population, elle est de nos jours reconnue comme un art à part entière, profondément ancré dans les traditions japonaise et porteuse de symboles qui font encore aujourd’hui la spécificité de cette culture raffinée.
Le monde contemporain du luxe, de la Haute couture, du design mais aussi celui des anonymes s’en est emparé, car elle répond aux aspirations de notre époque qui s’oriente vers un souhait de déconsommation, de recyclage et de durabilité… Valeurs portées depuis sa création par le sashiko.

Pour aller plus loin…
Merci à Caro Ramsey et Claire Barberot pour le prêt de leurs photographies.
Retrouvez le surprenant travail de Caro Ramsey sur son site https://www.caroramsey.co.uk/.
Claire Barberot vous attend dans son atelier strasbourgeois pour vous initier au sashiko…mais à bien d’autres savoir-faire également: https://www.couture-strasbourg.com/
Bibliographie et sitographie
Le petit précis de sashiko ; Marie-Noëlle Bayard/Marabout
365 motifs de sashiko à broder ; Susan Briscae/ Eyrolles
https://japanobjects.com/features/sashiko
https://blog.bindandfold.com/?p=829