Émailleur sur lave: un art jailli des volcans d’Auvergne

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  • Publication publiée :2 mars 2025

Contrairement à d’autres savoir-faire, l’émaillage sur lave n’est pas une technique héritée de périodes très anciennes. Pourtant, depuis sa découverte au XIXe siècle, il se révèle riche d’un parcours particulièrement varié et qui a impacté durablement tous les secteurs de la société : Symbole de l’Art nouveau grâce entre autres au génie d’André Guimard qui l’a largement utilisée dans ses créations, il participa également à l’embellissement d’édifices religieux ; marqueur dès la fin du XIXème siècle d’un paysage urbain mais aussi rural en pleine évolution, l’émaillage sur lave sera utilisé pour les plaques de rue comme pour les bornes de signalisation ou les tables d’orientation.
Aujourd’hui il a su se réinventer pour se faire une place de choix dans nos maisons comme dans le milieu du design et du haut de gamme, exportant à travers le monde un savoir-faire rare.

Un précurseur : Louis François Ollivier

Qui aujourd’hui connaît encore le nom de Louis-François Ollivier ?
Né en 1752, il reprend à 25 ans la manufacture familiale de faïence située rue de la Roquette à Paris. Entreprenant et inventif, Louis-François est connu pour ses vases d’apothicairerie dits « en faïence japonnée », obtenus grâce à une cuisson dans un four nommé à l’époque « four à Japon » et permettant une cuisson dite « à petit feu ». Sa renommée est également liée à ses faïences au grand feu, dites à « cul noir » et décorées d’emblèmes révolutionnaires.
Dans cette époque charnière où la France bascule dans le monde moderne, l’entreprenant céramiste est le premier à déposer un brevet au Directoire français et d’invention créé par la loi du 17 janvier 1791. Ce brevet n° 1, daté du 27 juillet 1791 et valable 15 ans, porte sur la fabrication de différentes terres imitant le bronze, le marbre ou la porcelaine. Il sera complété en 1800 par un procédé de fabrication de plaques de rues, en lien avec la naissance d’un nouveau marché : l’identification des rues parisiennes. Rencontrant de nombreuses difficultés dans l’émaillage de ces plaques (à type de fendillement) Louis François Ollivier se lance dans des recherches pour la conception d’un procédé de fabrication de lave émaillée qui le mèneront à utiliser avec plus ou moins de succès le grès de Champagne.

Faïence au grand feu « à cul noir ». Louis François Ollivier. Plat ovale à décor révolutionnaire. Le patronyme et le lieu font partie du décor. Cité de la Céramique. Limoges. © Martine Beck Coppola.

Auvergne, terre de la lave émaillée

La solution définitive pour émailler la pierre est cependant à mettre à l’honneur du comte Chabrol de Volvic, préfet de Seine qui possédait des carrières de pierre en Auvergne. Entre 1820 et 1825, le comte demande à des laboratoires de soumettre des échantillons de ce matériau à des tests de tenue au feu et d’aptitude à l’émaillage. Cette lave, à la fois dure et de découpe facile va répondre à toutes les attentes.
La lave de Volvic présente une longue histoire puisqu’elle s’est imposée dès le 13ème siècle dans la construction de la cathédrale de Clermont-Ferrand, preuve de sa formidable résistance au temps et aux aléas atmosphériques.
La découverte révolutionnaire de la résistance de la pierre de Volvic ouvre dès lors la porte à un engouement immense pour la technique de l’émaillage sur lave. Son utilisation sera omniprésente durant un siècle et demi et touchera des secteurs aussi divers que ceux de l’art, de l’industrie, de la signalétique ou de la décoration : Tête de vieillard du peintre Ferdinand Morteleque (1827), plaques de rue parisiennes (1831), façade fleurie de la Samaritaine (1891), entrées de stations de métro comme celle de la Porte Dauphine réalisée par André Guimard, décoration extérieure de l’église Saint Vincent de Paul à Paris, signalisation routière française réalisée par l’entreprise Michelin (1920-1970), etc. Même les paillasses de laboratoire et les tables de dissection seront réalisées en lave émaillée en raison de ses qualités sanitaires !

Façade de la Samaritaine à Paris

Le procédé de la lave émaillée revient en Auvergne

Si les débuts de la lave émaillée à Paris datent de 1847, jusqu’en 1898 la lave provient d’Auvergne mais l’émaillage est réalisé à Paris. A cette date, Maurice Seurat installe le premier atelier d’émaillage sur lave à Mozac (Puy de Dôme). Les ateliers de « l’usine de Lave émaillée Saint Martin » réaliseront dès lors plus de 95% des tables d’orientation de l’hexagone et en exporteront jusqu’à leur fermeture en 1982 dans le monde entier. Ses autres marchés toucheront aux matériels destinés à la signalétique, aux laboratoires, à l’architecture ou au génie civil.

En 1928, Michelin se dote d’un atelier d’émaillage qui produira jusqu’en 1970 des plaques de lave émaillée pour la signalisation routière : En 1931 le ministère de l’intérieur et des travaux public adopte les bornes d’angles Michelin. Celles-ci, constituées de quatre plaques de lave émaillée fixées sur un support en béton équiperont dès lors les principales routes de France et permettront aux voyageurs durant un demi-siècle de s’orienter sur le réseau routier.

Borne kilométrique Michelin

La lave émaillée aujourd’hui

Si le béton a supplanté au cours des dernières décennies la lave émaillée, celle-ci, sublimée par le travail des artisans émailleurs contemporains, reste néanmoins un matériau moderne dont la caractéristique première est sa résistance aux aléas atmosphériques mais également aux acides et aux corps gras. Ces propriétés exceptionnelles ajoutées à sa résistance aux effets du temps en font un matériau que l’on peut utiliser autant en intérieur qu’en extérieur.
Le travail d’émaillage, en donnant aux pièces une brillance et une luminosité sublimant une gamme de couleurs quasi infinie, ouvre des possibilités illimitées pour des créations qui sauront s’accorder à tous les styles de décoration intérieure ou extérieure : plans de travail, mobilier urbain, bijoux, etc.

Hôtel Son blanc. Plan de travail en lave émaillée.Studio-Ler/photo Maria Missaglia
https://www.studio-ler.com/studio-ler/

La lave, un matériau éternel

La « pierre de lave » utilisée comme support à l’émaillage a pour origine les coulées volcaniques de la chaîne des Puys et du massif de Sancy. On l’appelle communément pierre de Volvic, du nom de la ville où l’on en extrait le plus. Cependant d’autres roches sont également utilisées comme la lave du Mont-Dore et la lave de Chambois.
De couleur gris clair ou blanchâtre, la composition riche en silice de cette roche scientifiquement appelée domite permet une adhésion parfaite de l’émaillage à sa surface.
Ces différentes roches présentent toutes des qualités exceptionnelles qui font d’elles un matériau étonnant et, au bout du compte le support parfait pour l’émaillage, comme l’avait découvert en son temps le comte Chabrol de Volvic : Une résistance exceptionnelle à la chaleur (fusion à 1500°C) comme au gel ou à la moisissure ; une très faible sensibilité aux écarts de température ; une résistance à l’acidité qui permet un usage industriel dans des conditions extrêmes ; une grande résistance à la pression, en même temps qu’une tendreté qui autorise un découpage et une sculpture fine.

Pierre de Volvic

Des émaux pour sublimer la pierre de lave

Les émaux utilisés sur la pierre de la lave sont composés notamment d’alumine, de silice ou d’oxydes métalliques. Ils se vitrifient à la cuisson, révélant ainsi leurs couleurs, le rendu final pouvant être mat, brillant, opaque ou transparent avec l’obtention de teintes uniformes ou à effets. L’alchimie obtenue par la rencontre entre la pierre de Volvic et les émaux rend en tous cas toujours le résultat du travail à venir incertain, arrogeant à cet art du feu une place vraiment exceptionnelle.

Pour le travail sur lave, les émaux sont cuits à une température de plus de 950°C. De fines craquelures de surface vont se créer après la cuisson, au moment du refroidissement. C’est le tressaillage, que l’on peut considérer comme la signature de la lave émaillée et qui s’explique par le fait que l’émail possède un coefficient de dilatation supérieur à celui de la lave.
La montée en température confère aux émaux refroidis une dureté extrême.

Plateau/Détail/ Studio Ler
https://www.studio-ler.com/studio-ler/

L’émailleur sur lave

Ce savoir-faire, qui demande une grande rigueur tout en laissant à l’artiste une véritable marge de liberté en matière de formes et de couleurs, se situe à mi-chemin entre le travail de la pierre et les arts du feu. Acteur du patrimoine du territoire par excellence et répertorié au patrimoine mondial de l’UNESCO, le métier d’émailleur sur lave reste cependant encore largement méconnu. Une centaine d’entre eux exercent aujourd’hui en France. Si la majorité pratique en Auvergne ils sont néanmoins répartis sur l’ensemble du territoire et travaillent dans de nombreux secteurs : l’artisanat d’art bien sûr, mais aussi l’industrie, la décoration d’intérieur, l’aménagement de cuisines et de salles de bains, le mobilier urbain, sans oublier la signalétique et l’art funéraire.
De grand noms comme Jean Jaffreux, Pierre Alechinsy ou aujourd’hui Mélissa Melak qui travaille simultanément la sculpture sur pierre et l’art de l’émaillage sur lave, mettent en avant ce dernier par des créations qui donnent à ce savoir-faire une nouvelle visibilité, entre héritage et modernité.

Melissa Melak. Détail de l’oeuvre”HORIZON” exposée au musée Marcel Sahut (Volvic) pour l’exposition “Tissus Terrestres” en 2024.
https://www.instagram.com/melissa.melak/

C’est à l’Institut des métiers de la pierre et de la construction de Volvic (IMAPEC) qui vient de fêter ses deux siècles d’existence (2020) et qui est aujourd’hui gérée par l’association « Traces de pierre » que se forment ceux qui vont travailler la lave. L’apprentissage spécifique de l’émaillage sur lave existe quant à lui depuis 1990 et permet l’obtention d’un diplôme qualifiant reconnu par L’état et d’un métier inscrit au répertoire des Métiers d’Art.

L’émaillage : Un processus long, précis et méticuleux

La première activité de l’artisan est de réceptionner la pierre de lave brute. Dans un second temps il ponce la plaque sélectionnée pour obtenir une surface adaptée à la pose des émaux, puis bouche les pores de la lave, naturellement parsemée de petites alvéoles : C’est l’engobage qui consiste à poser sur le support une sous-couche à base d’argile délayée. Cette pièce est ensuite mise en cuisson à 980°C pendant 8 à 10h.
Lorsque l’artisan souhaite créer un motif émaillé, il commence par transférer son dessin à l’aide d’un papier carbone. Puis il détoure les contours du motif avec un crayon à papier dont le graphite va permettre de cloisonner l’émail.

Chloé Mazaye/ Travail préparatoire
https://www.chloemazayelaveemaillee.com/


Après une préparation minutieuse de la couleur, l’émailleur sur lave, suivant son projet créatif utilisera un pistolet, une burette ou un pinceau pour appliquer l’émail. Des techniques différentes sont utilisées en fonction du rendu souhaité. Ainsi pour les pièces avec motif, l’émail est appliqué au pinceau afin de remplir chaque intervalle de couleur.
L’artisan pratique ensuite une nouvelle cuisson afin de fusionner l’émail et la lave. Les couleurs posées préalablement ne s’exprimeront vraiment qu’au moment de la chauffe, puisque c’est le passage au four qui va révéler les oxydes présents dans les émaux. Après chaque cuisson, l’émailleur scrute méticuleusement les pièces afin de vérifier l’excellence du résultat. Si besoin, il pratiquera un émaillage et une cuisson complémentaires pour rectifier les imperfections.

Chloé Mazaye/ Le geste et la matière
https://www.chloemazayelaveemaillee.com/

L’art de l’émaillage sur lave pourrait ainsi se résumer comme l’histoire de plusieurs rencontres : Celle de l’atmosphère avec une coulée de lave en fusion il y a 12000 ans ; celle en 1827 entre le Comte Chabrol, préfet de la Seine et Monsieur Mortelecque chimiste à la Manufacture Nationale de Sèvres, et enfin rencontre entre des artisans d’art aussi patients que passionnés et un savoir-faire d’exception. En combinant matière, créativité et innovation, les émailleurs sur lave continuent chaque jour à faire vivre ce métier d’art tout en le faisant évoluer. Sachant manier avec virtuosité les émaux pour qu’ils renvoient la lumière, ils leur ajoutent des liserés d’or ou accentuent les contrastes en conservant des zones de lave brute, sublimant ainsi la pierre de nos volcans d’Auvergne pour faire rayonner ce savoir-faire d’exception à travers le monde entier.

Pour aller plus loin…

Un immense merci aux artistes qui ont accepté l’utilisation des photographies de leur travail pour illustrer cet article. Vous retrouverez leur merveilleux travail sur leurs sites et sur les réseaux sociaux :

Lydia Belghitar de Studio Ler : https://www.studio-ler.com/studio-ler/

Melissa Melak : https://www.instagram.com/melissa.melak/

Chloé Mazaye : https://www.chloemazayelaveemaillee.com/

A lire:

A écouter:

https://podcast.ausha.co/histoiresdartisans/lydia-belghitar-emailleuse-sur-lave-et-designer