Une origine lointaine
L’art de la reliure est intrinsèquement lié à l’existence du livre, qui apparaît dès le 1er siècle de notre ère, succédant aux rouleaux de papyrus utilisés chez les Égyptiens et aux tablettes d’argile cuites des Assyriens. Se met ainsi progressivement en place une technique qui permet de former des cahiers en assemblant des feuillets de parchemin pliés et liés entre eux à l’aide de charnières, d’anneaux de corde ou d’intestin de bœuf. Cette innovation, qui permet d’écrire des deux côtés de la feuille, prend le nom de codex et sera le premier support de l’écrit en Occident. Utilisé prioritairement pour consigner les textes de loi, les codex sont protégés d’une simple peau.
Il faudra attendre le VIIème siècle pour que les premières reliures occidentales, dérivées du codex fassent leur apparition. Ainsi en est-il du plus ancien livre relié occidental : la Bible de St Cuthbert, datée du VIIIème siècle environ et dont la reliure en cuir est particulièrement bien conservée.
Moyen Age et généralisation du codex en Occident
Le codex et l’art de la reliure se développent et se généralisent à partir du Vème siècle au cœur des monastères. Ces lieux sont alors les seuls où l’on fabrique les reliures, considérées dès lors comme l’« habillement des feuilles écrites ». Le but étant de conserver et transmettre la mémoire à travers les écrits, il s’avère nécessaire de protéger ceux-ci. Ce sera la mission des « ligator », ancêtres des relieurs, qui développent le métier au cœur des couvents en créant des chefs-d’œuvre : Après que les textes religieux aient été recopiés sur un parchemin, celui-ci est plié pour former un cahier. Le « ligator » coud les différents cahiers ensemble avec du fil de lin ou de chanvre puis les protège entre deux planchettes de bois (les ais) qui seront-elles-mêmes recouvertes de matériaux précieux : ivoire sculpté, soie brodée, pierres précieuses.
L’art de la reliure évolue au cours du temps, notamment en ce qui concerne l’assemblage des cahiers, qui se fera successivement par une couture dite sur « nerfs » à l’aide de véritables nerfs de bœufs, puis par des lanières de peau, et enfin à partir du IXème siècle à l’aide de ficelles de chanvre tressées à sept brins (appelées septains).
Au XIème siècle, le livre commence à sortir des monastères pour conquérir le monde laïc. Le nombre de manuscrits se multiplie et les formats varient. La création des premières universités engendre celle de grandes bibliothèques. Deux siècles plus tard les villes voient l’ouverture des premiers ateliers d’artisans parcheminiers, copistes, enlumineurs et libraires.
Puis l’utilisation de plus en plus fréquente du papier et l’invention de l’imprimerie (Gutenberg, XVème siècle) favorisent la diffusion des livres qui deviennent plus légers et plus malléables que les parchemins. Dans le champ de cette époque de découvertes, les relieurs innovent, élaborant de nouvelles techniques, plus adaptées au format de ces livres nouveaux : les cordelettes de chanvre remplacent les boyaux de bœufs, les planchettes de bois cèdent la place au carton auquel est collée la première page.
C’est ainsi que le XVIème siècle voit se fixer la forme définitive du livre. Les fondamentaux sont en place, tant en matière de technique de reliure que de matériaux ou d’outils. Les seuls éléments qui viendront modifier dans le futur l’aspect des reliures seront liés à la sensibilité des hommes, aux modes et aux tendances des époques.
La reliure, expression des époques
C’est ainsi que jusqu’à aujourd’hui, l’histoire de la reliure va de pair avec l’évolution des styles. L’ornementation d’inspiration religieuse cède progressivement la place aux emblèmes profanes et aux symboles royaux. Les relieurs de cour vivent sous la protection de leurs mécènes et les couvertures de livres se transforment sous leurs mains en de véritables joyaux. Les styles sont parfois même trop riches, compliqués, les reliures surchargées d’or, voire de pièces précieuses.
Sous le règne de Louis XIV, la mode incite à posséder une belle bibliothèque, voire un cabinet de lecture. Les motifs comme le soleil, des têtes de lion ou des évocations du monde végétal obtenus grâce aux fers à dorer ornent les reliures. A l’opposé, les reliures dites « jansénistes » sont d’une sobriété redoutable.
Les périodes suivantes oscilleront entre reliures aux motifs légers et délicats empruntés à un univers champêtre et bucolique (Régence), ou influencés par un vent d’aventure et d’exotisme (style Louis XV), avant un regain d’intérêt pour les symboles de l’Antiquité en lien avec les fouilles effectuées à Pompéi (style Louis XVI).
Le XVIIIème siècle sera une période privilégiée pour le livre, et ce jusqu’à la Révolution. Les amateurs de beaux livres se multiplient, les reliures se diversifient : maroquin rouge, tons olive, citron ou bleu pour les reliures de luxe. Les décors dits à la dentelle, obtenus par la juxtaposition de petits fers sur le bord des plats, donneront quant à eux un décor à l’apparence de bande de dentelle plus ou moins large.
Le nombre de livres imprimés allant croissant, des reliures plus ordinaires et sans décor apparaissent. D’autres livres sont simplement brochés, c’est-à-dire seulement cousus et recouverts de papier.
Au XIXème siècle, la reliure à dos brisé remplace celle à dos plein jusque-là utilisée et par laquelle on fixait directement la peau sur les cahiers, le cuir faisant alors corps avec le dos du volume. Dans la technique à dos brisé, le cuir n’adhère plus au dos du livre. On parle de faux dos : le dos de l’ouvrage est garni d’une toile recouverte de papier, ou simplement de papier. Par cette méthode, l’artisan exécute une reliure beaucoup plus rapidement.
La reliure industrielle quant à elle fait son apparition dans la seconde moitié du XIXème siècle. Entre rationalisation du travail, emploi de machines et concentration de la main-d’œuvre, la fabrication de séries très importantes devient dès lors possible.
Le XXe siècle va quant à lui s’accompagner de l’entrée en scène d’une nouvelle technique décorative appelée « symbolique » ou « parlante ». Basée sur l’idée avant-gardiste que le type de reliure et le choix de sa décoration doivent suggérer le contenu et l’esprit du livre, une transformation radicale des décors s’opère : Que les écrits découlent directement de mouvements artistiques comme l’Art nouveau, l’Art déco ou le Surréalisme, les reliures vont suivre ces bouillonnements parfois fantasques en associant, intégrant et entrelaçant filets dorés, métal, bois, nacre, plastique, etc. pour un résultat souvent époustouflant.
État des lieux de la reliure d’art contemporaine
Le secteur de la reliure française dans son ensemble comprend aujourd’hui 400 ateliers. Parmi eux, se comptent environ 240 ateliers de reliure manuelle, dont la plupart sont composés d’un seul artisan. Seules des institutions comme la Bibliothèque Nationale de France, le Sénat, l’Assemblée Nationale ou certains musées possèdent des ateliers intégrés.
Les particuliers mais également des institutions comme les bibliothèques, les archives, les ministères ou les mairies constituent la clientèle des artisans d’art relieurs.
D’autre part, la reliure française, qui est réputée au niveau international, attire beaucoup d’étrangers venant se former sur notre territoire.
Un savoir-faire aussi unique que complexe
Exercer la reliure d’art nécessite la maîtrise de savoir-faire multiples ainsi que de nombreuses qualités, la première étant certainement la passion pour le beau.
Métier hors du temps, celui de relieur demande rigueur, patience, mais également finesse et délicatesse. Lorsqu’il s’agit de restaurer une pièce, l’artisan relieur se fera détective, examinant minutieusement l’objet qui lui a été confié, afin de préserver sans le dénaturer le livre qui passe entre ses mains. Les retouches nécessitent d’utiliser les éléments d’origine de la pièce, sous-entendant de la part de l’artisan d’art une expertise, et donc des connaissances approfondies de l’histoire du livre. Afin de rester au plus près de son état original, le relieur restaurateur sélectionne avec le plus grand soin les matériaux, colles, papiers et cartons les plus appropriés pour combler les manques, réparer les déchirures, redonner vie à la reliure, sans jamais chercher à remettre la pièce à neuf. S’adaptant au cas par cas, il sélectionne les matériaux adéquats, démonte et remonte le livre, dégage une à une les pages de leur reliure, les nettoie, les relie en les collant ou les cousant, mais sans jamais oublier que toute restauration doit rester à la fois visible et réversible. C’est ainsi qu’il s’attachera, au travers de compromis et d’arbitrages, à redonner au livre son identité, pour qu’il puisse poursuivre son rôle de témoin et de transmission entre les époques passées et les siècles à venir.
Mais l’artisan relieur est aussi un artiste, dans le sens où inventivité et goût de l’esthétisme lui permettent d’aborder la reliure-création. Il peut s’agir de répondre à des commandes de particuliers voulant personnaliser leurs livres, mais également de la volonté de plus en plus affichée de certaines bibliothèques publiques (comme la Bibliothèque historique de la Ville de Paris) de chercher à valoriser leur fonds en recourant à la reliure contemporaine.
Quelle que soit la finalité de son art, le relieur est sans conteste un artisan qui connaît et travaille des matériaux précieux comme la feuille d’or et des peaux, toujours de qualité et parfois rares. Son objectif est de redonner vie aux pièces anciennes ou d’apporter une touche contemporaine et précieuse à des livres qui dorment dans nos bibliothèques, et dont la seule richesse résidait jusque-là dans valeur affective que nous leur portions.
Adroit, précis et patient, le relieur utilise avec dextérité des techniques élaborées comme la ciselure ou la dorure. Ainsi, dorer une reliure nécessite de manier des fers et d’appliquer avec la plus grande délicatesse de la feuille d’or sur la couverture préalablement chauffée. Toute erreur de pause nécessite de recommencer le geste !
D’autre part, les cuirs dont dispose l’artisan peuvent être particulièrement raffinés. L’évocation seule de leurs noms éveille des émotions et donne l’impression d’en effleurer le grain : marocain (veau), basane (mouton), agneau velours, vélin, cuir de Russie (cheval, veau ou chèvre), galuchat (esturgeon, saumon), chagrin (cheval, âne sauvage, mulet), peau de truie (généralement utilisée pour les ouvrages monastiques et religieux entre le XVe et le XVIe siècle), de serpent, de requin, d’autruche, de lézard, de phoque, …
Enfin, d’autres matériaux incontournables entrent dans la confection ou la réfection d’une reliure. Qu’il s’agisse de fils, ficelle de chanvre, rubans, toile, mousseline, de colles (chimique, à base d’os ou d’amidon, …) de cartons, toiles ou papiers, tous sont choisis avec soin et sélectionnés en fonction du travail à effectuer.
La sélection des papiers en particulier nécessite des connaissances pointues, car chacun a son application, qu’il s’agisse d’une partie de l’ouvrage ou d’une étape particulière de la reliure. Tout comme les cuirs, la multitude de papiers que le relieur est amené à utiliser, du plus modeste au plus sophistiqué, aiguise l’imagination : Papier de soie, papier kraft, papier goudron, papier Ingres, papier marbré ou à la cuve, vergé, gaufré, décoré, papier japon, papier cristal, … Certains prendront place dans les parties internes du livre, d’autres comme le papier Ingres seront utilisés pour les gardes, et d’autres encore pour les couvertures (papier marbré).
Des techniques de reliures nombreuses et variées
La reliure consiste donc à assembler entre elles les pages d’un livre puis à créer une structure suffisamment solide, la couverture, qui permette d’ouvrir le livre facilement et de résister dans le temps. Élément fondamental du livre, la reliure peut revêtir diverses formes.
Si elle se résume techniquement à l’assemblage des cahiers, celui-ci peut se faire par agrafage, collage ou couture. Les plats (qui correspondent aux deux cartons d’une reliure) peuvent être rigides ou flexibles, solidaires ou non du corps du livre. Ils seront dans un second temps recouvert de cuir ou de papier (la couvrure) pour donner son aspect définitif à la couverture.
Il existe de nombreuses techniques de reliure, comme le bradel (reliure la plus élémentaire qui consiste à emboiter les cahiers cousus dans une couverture cartonnée), la reliure pleine (faite d’une seule matière comme le cuir ou la toile), la demi reliure ( où le dos et une partie des plats sont habillés, le reste de la couverture étant recouvert de papier à la cuve), la reliure à dos brisé où le dos du livre est indépendant des pages, seules les pages de garde étant collées à la couverture.
Mais l’on pourrait également parler de la reliure japonaise, héritée des traditions nippones et qui consiste à assembler des feuillets simples entre deux couvertures, rigides ou non, par une couture apparente ; ou de la reliure copte qui ignore l’utilisation de la colle mais joue sur la complexité de coutures apparentes qui forment des sortes de tresses sur la tranche du livre.
Un art hors du temps
La reliure, que l’on définira par « manière dont un livre est relié » à partir du XVIème siècle, résulte de savoir-faire liés à un métier hors du temps, fortement attaché à un artisanat ancré dans la longue tradition du livre.
Maîtriser cet art nécessite de dompter de nombreuses étapes, toutes aussi incontournables les unes que les autres et qui conduiront à la réalisation des reliures. Nous pourrions ainsi citer la plaçure (réparation et monture des couvertures), la couture, le corps d’ouvrage (ensemble du bloc des cahiers constitutifs du livre réunis par couture et préparé pour la couvrure), la couvrure (opération et matériel utilisé par l’artisan pour revêtir la structure de la couverture), la finissure (opérations de vérification) et la dorure (à la feuille ou au balancier).
Mais l’artisan se définit également comme un technicien capable d’utiliser un outillage qui a peu varié au cours des siècles, tant par la forme que par les matières qui le compose. Ce matériel très spécifique est indispensable pour un travail de qualité : couteaux à parer, couteaux à rogner, marteaux à endosser, pinceaux à encoller éponge végétale, équerre, plioir, ciseaux, aiguilles, règles métalliques, pointes, compas, poinçons, frottoirs en bois, poids en plomb, fers à polir, fers à dorer, …
A ces petits outils s’ajoute un équipement plus imposant comme la cisaille (pour couper le carton ou le papier), les presses (à main, à percussion ou à rogner) ou le cousoir (métier de bois hérité des moines latins du XIème siècle et servant à la cousure des livres).
Tous ces matériaux rudimentaires ou fastueux, primaires ou élaborés, deviennent essentiels sous la main experte de l’artisan d’art relieur pour qui chaque projet, qu’il s’agisse de création ou de restauration, répond à des contraintes. Maniant avec passion, patience et dextérité des livres parfois d’une fragilité extrême, ayant à cœur de répondre au plus juste à ses commanditaires, il transpose avec patience leurs désirs pour façonner une enveloppe à l’objet-livre qui lui est confié, donnant à ce dernier une identité unique et le transformant en une pièce aussi remarquable qu’exclusive. Le livre, quel qu’il soit au départ, ainsi métamorphosé par le savoir-faire, la créativité et la sensibilité de l’artisan, se transforme grâce à sa reliure en une véritable pièce d’art à contempler.
« La reliure du livre est un grillage doré qui retient prisonniers des cacatoès
aux mille couleurs, des bateaux dont les voiles sont des timbres-poste,
des sultanes qui ont des paradis sur la tête pour montrer qu’elles sont riches. »
Max Jacob, « Le Bibliophile » / Le Cornet à dés, 1917
Pour aller plus loin…
Un immense merci à Anne- Catherine Ibrac, Jacques Bouville, Malica Lestang, Catherine Allary, Soline Dupuy, pour m’avoir autorisée à utiliser les photographies de leur magnifique travail.
N’hésitez-pas à surfer sur leurs sites. Vous y découvrirez des merveilles!
https://www.reliure-bouville.fr/
https://ateliermalicalestang.wordpress.com/
https://atelierdereliuredutrefle.business.site/?utm_source=gmb&utm_medium=referral
Autres sources:
https://www.mariellebrie.com/les-couvertures-des-livres-carolingiens/
L’art de la reliure; Bradel, demi-reliure, pleine peau/ Paule Brunot-Fieux/ Ed. Eyrolles; 2003
Merci pour ce bel article. On y retrouve l’âme de l’atelier et la passion exigeante qui nous porte. 😊
Votre commentaire nous va droit au cœur.Merci d’avoir pris le temps de lire cet article.