LA TAPISSERIE D’AUBUSSON OU LE LANGAGE DE LA LAINE

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  • Publication publiée :1 janvier 2021
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Une origine entre Histoire et légendes

L’origine de la tapisserie d’Aubusson, dans le département de la Creuse, est incertaine et se perd dans les méandres de l’histoire et du folklore régional.

Longtemps attribuée au monde arabe, elle a pu être rattachée à une légende évoquant son implantation par des sarrasins survivants de la déroute de la bataille de Poitiers en 732, et qui se seraient installés dans la région.

D’autres hypothèses avancées au XIXe siècle, datent son origine à la fin du XVe siècle : La technique aurait été apportée par le prince Ottoman Zizim alors exilé à Bourganeuf, commune située à proximité d’Aubusson, et qui aurait fait suivre dans son expatriation des ateliers de tisserands turcs.

Enfin, pour d’autres encore, l’origine de cette pratique remonterait au XIVe siècle, lorsque Louis Ier de Bourbon, comte de la Marche, et son épouse flamande Marie de Hainaut auraient incité les tapissiers Flamands à venir s’installer sur les bords de la Creuse.

Aubusson, au bord de la Creuse

L’essor de la tapisserie d’Aubusson

La fin du XVe siècle et le XVIe sont marqués par l’essor de la tapisserie d’Aubusson.Dès cette époque, des communautés de tapissiers sont attestées à Aubusson et à Felletin, ville toute proche.
Les premières tapisseries connues dans la région sont produites en 1501 par les frères Augeraing, qui mettent au point la technique spécifique des premières tapisseries d’Aubusson.

La nature, spécificité de la tapisserie d’Aubusson

Production typique du XVe siècle, le « style Aubusson » se distingue par un fond de verdures et de millefleurs, décor de petites touffes de fleurs ou de feuilles, sur lequel vient se plaquer en général une scène centrale.

Mille fleurs à la Licorne. Cité Internationale de la tapisserie

Au XVIe siècle, la verdure “Mille fleurs” cède la place au verdures dites “à feuilles de choux” ou “à aristoloches“. Le sujet principal de ces tapisseries se caractérise par une nature sauvage, aux entrelacs végétaux foisonnants, au caractère mystérieux et inhospitalier, où s’entremêlent animaux réels ou fantastiques.

Verdure et feuilles de chou. Détail. Cité Internationale de la tapisserie

Le XVIIe siècle quant à lui voit naître de grandes tentures narratives inspirées de romans d’amour ou sentimentaux.

Cortège de flore . Le printemps (Détail); XVIIe siècle. Galerie Jabert

La création de la Manufacture Royale d’Aubusson

Au XVIIe siècle, les ateliers d’Aubusson bénéficient d’un regain d’intérêt de la part de l’État. L’administration royale, à la demande de Colbert, sollicite les marchands fabricants d’Aubusson pour apporter des améliorations à la fabrication des tapisseries. 

En 1665, par les “Ordonnances et statuts des marchands, maîtres et ouvriers tapissiers de la ville d’Aubusson“, Louis XIV autorise chaque atelier d’Aubusson à inscrire en gros caractères “Manufacture royale de tapisseries” sur le frontispice de sa porte.

La révocation de l’Édit de Nantes en 1685 est un coup dur pour la manufacture, car de nombreux ateliers d’Aubusson s’étant convertis à la religion réformée, deux cents lissiers de la ville sont obligés de s’exiler, mettant en péril son économie.

Ce n’est que sous le règne de Louis XV que la manufacture retrouve son éclat :

Des paysages champêtres et colorés, des scènes orientales ou légères remplacent les grandes évocations héroïques, et les lissiers d’Aubusson reproduisent notamment de célèbres œuvres des peintres de la Cour comme Boucher, Watteau, Oudry ou Huet.


Jeunes filles écoutant un musicien ; Tenture d’après Watteau

L’offre artistique se diversifie, mais la Révolution française va apporter un coup d’arrêt à cette activité florissante.

Au XIXe siècle,  un essor extraordinaire de la production industrielle

Le XIXe siècle est celui d’une reprise spectaculaire de l’activité, parallèlement au développement des grandes manufactures. Ces dernières en effet regroupent pour la première fois tous les savoir- faire nécessaires à la réalisation des tapisseries et des tapis, depuis la peinture des cartons jusqu’au tissage, en passant par la teinture de la laine.

Durant cette même période, les tapis ras et les tapis au point noué, produits depuis le milieu du XVIIIe siècle, voient leurs commandes s’intensifier pour dépasser celle des tapisseries murales, et deux mille deux cents ouvriers aubussonnais sont alors employés dans le secteur.

Fauteuil. XIXe siècle. Cité internationale de la tapisserie

Le XXe siècle et le renouveau de la tapisserie d’Aubusson

Dans le monde de l’Art, le XXe siècle se caractérise par une transformation des concepts traditionnels de l’esthétique et une rupture avec les carcans artistiques antérieurs.

La tapisserie d’Aubusson n’échappe pas à cette mouvance. Elle sera même poussée dans cette dynamique par l’École nationale d’art décoratif (ENAD), créée en 1884 et spécialisée dans les arts textiles. En effet, cette institution donne dès le début du XXe siècle une impulsion nouvelle et considérable pour le renouveau de l’art et de la technique de la tapisserie, en imposant la création de nouveaux modèles, inspirés des courants artistiques émergeant.

C’est ainsi que des artistes de renom comme Georges Braque, Alexander Calder ou Pablo Picasso font tisser leurs œuvres à Aubusson.

Jean Lurçat et le renouveau de la tapisserie du XXe siècle

Artiste peintre rattaché au mouvement surréaliste, illustrateur et cartonnier, Jean Lurçat est l’un des maîtres de la tapisserie contemporaine. Il la projette dans le XXe siècle en en rénovant le langage en profondeur.  

Influencé par la peinture des mouvements fauviste, cubiste puis surréaliste, Jean Lurçat répète souvent les mêmes symboles dans ses cartons : Le coq, annonciateur de l’aurore, le soleil, symbole de vie. Ces motifs sont servis par un dessin stylisé, clair et dense où l’utilisation de l’élément végétal comme remplissage des motifs est récurrente.

Phoebus et les ailes

Sa vision du travail de la tapisserie s’adosse à deux idées majeures, avec comme objectif de faciliter le travail des lissiers : La première est d’attribuer un numéro de référence à chaque couleur, afin de transmettre ses instructions aux artisans devant exécuter le travail du tissage.  La seconde est de réduire au strict minimum le nombre des coloris à employer.

Jean Lurçat au travail

Le mouvement dit des cartonniers dont Jean Lurçat sera le plus grand représentant entraîne dans son sillage de nombreux artistes comme Matisse, Picasso, Braque, Derain ou Dufy.

Des assistants venus du monde entier viennent s’initier chez lui à la tapisserie. Dom Robert, considéré comme l’un des maîtres de la tapisserie contemporaine, sera ainsi durablement influencé par le travail de ce maître, tout comme Jean Picard Le Doux, également reconnu comme un incontournable de la tapisserie d’Aubusson.

Mille fleurs sauvages. Dom Robert. Abbaye de Sorèze

XXIe siècle, renouveau et consécration de la tapisserie d’Aubusson

En ce début de XXIe siècle, la tapisserie d’Aubusson renoue avec la création contemporaine, collabore avec d’autres disciplines artistiques et développe des programmes de recherche et d’innovation.

Le classement de ce savoir-faire au patrimoine culturel immatériel de l’Humanité par l’UNESCO en 2009 donne un nouveau souffle à la tapisserie d’Aubusson, qui se matérialise en 2016 par l’ouverture de la Cité Internationale de la Tapisserie.

Pour cette institution, la priorité est de sauvegarder ce patrimoine et de redynamiser la place de la tapisserie sur le marché de l’art, en croisant la production des tapisseries à la multiplicité des domaines artistiques et à toutes les formes de créations contemporaines.

Le Bic émissaire. Philippe Favier. 2001
Collection de mobilier “Aubusson Tapestry : The Great Lady”. Collaboration Cité internationale /Studio Ymer&Malta

La fabrication d’une tapisserie : Une histoire de temps et de patience

La longue et riche histoire de la tapisserie d’Aubusson, étroitement liée à celle des arts plastiques s’ouvre donc aujourd’hui sur des projets qui nécessitent, comme pour les artisans lissiers des siècles passés, un long travail de création et de conception. La complexité et les étapes nécessaires à l’exécution d’une œuvre, la richesse des matières utilisées et le savoir-faire unique des artisans d’art lissiers font de la tapisserie un véritable objet de luxe.

La fabrication d’une tapisserie d’Aubusson passe par diverses étapes qui nécessitent souvent plusieurs années de travail et la présence simultanée de plusieurs lissiers. En effet, en fonction de la finesse du tissage, la réalisation d’un mètre carré de tapisserie peut nécessiter entre un et dix mois de travail.

Du modèle au carton

La première étape de réalisation d’une tapisserie se définit par l’exécution d’un dessin ou d’une peinture qui servira de modèle, en donnant les éléments principaux de la composition finale.

Ce carton, qui va guider le lissier dans l’exécution de la tapisserie, peut être réalisé par un peintre cartonnier ou au moyen d’impressions numériques ou de tirages photographiques.

Partant de ce carton, l’artisan lissier effectue l’opération de kilotage, qui lui permet d’évaluer la quantité de matériaux dont il a besoin pour la réalisation de la pièce : laine, soie, fils d’or et d’argent.

Alors seulement le tissage peut commencer.

Carton numéroté

Fil à fil… Un lent travail de tissage 

Le tissage résulte de l’entrecroisement de fils de trame colorés sur une armature en fils de chaîne : Le lissier d’Aubusson travaille sur un métier horizontal dit de basse- lisse. Il tisse en jouant sur l’entrecroisement régulier de fils de chaîne tendus, formant le support de la tapisserie, et de fils de trame colorés passés à la flûte, qui recouvriront entièrement la chaîne pour former la tapisserie.

Flûtes

La préparation de la chaîne est une   étape majeure, puisque la chaîne de métier va constituer « l’ossature » même de la tapisserie. De son équilibre physique dépendra la structure de l’œuvre tissée.

Chaîne de métier. Atelier Françoise Vernaudon

Cette technique de tissage permet de combiner un nombre infini de couleurs et de matériaux, pouvant ainsi produire une grande diversité d’effets et de textures pour une même production.

La création d’une tapisserie d’Aubusson résulte d’un travail « à quatre mains » entre le créateur du carton, auteur d’une intention artistique, et le lissier, détenteur d’un savoir- faire ancestral.

Comme un musicien le ferait d’une partition, le lissier « met en laine » l’œuvre de l’artiste.

A partir d’un travail d’échantillonnage et de recherche, d’essais de tissage, de matières et de couleurs, l’artisan lissier propose des interprétations de l’œuvre à l’artiste.

Si la laine et la soie restent les matières de prédilection de la tapisserie, toutes les expérimentations de matériaux sont aujourd’hui imaginables, à partir du moment où ceux-ci peuvent être tissés.

Travaillant sur l’envers de la future tapisserie, motif par motif, le lissier tisse en se guidant avec le carton, placé sous le métier. Il s’aide d’un miroir pour contrôler la qualité de son travail, mais ne peut vérifier que partiellement celle-ci, la tapisserie étant enroulée au fur et à mesure de la progression.

Travail en cours. Atelier Françoise Vernaudon

 La tapisserie d’Aubusson garde ainsi son mystère tout au long du tissage tant pour le lissier lui-même que pour l’artiste : La découverte de l’œuvre dans sa totalité ne se fera qu’au moment où les fils de chaîne seront coupés et où la pièce sera détachée du métier, dans une ultime étape qui marque l’achèvement de la tapisserie: « la tombée de métier”.

Tombée de métier. Atelier Françoise Vernaudon

Reste alors à effectuer la phase de finition qui comprend la couture des bords et des relais, ainsi que les interruptions de tissage dues aux changements de couleurs.

La transmission d’un savoir-faire en perdition

Au moment de l’inscription de la tapisserie d’Aubusson sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité par l’Unesco en 2009, la transmission du savoir-faire d’artisan lissier était en grand danger.

Afin de le préserver, une formation est mise en place par la Cité Internationale de la tapisserie en 2010. Elle permet d’obtenir en 2 ans le Brevet des Métiers d’Art « Arts et techniques du tapis et de la tapisserie de lisse ». Parallèlement, des cours et des stages sont proposés dans des ateliers privés.

Ces initiatives visent à assurer la relève des artisans lissiers et à faire perdurer un savoir-faire et un patrimoine d’exception qui séduisent aujourd’hui des designers du monde entier.

Les immortelles.
Tapisserie tissée par Françoise Vernaudon, d’après la maquette d’Alex Hermant.

Un remerciement particulier pour leur accueil et le prêt de leurs photographies à :

  • Françoise Vernaudon, créatrice de tapisseries d’Aubusson
  • La Cité internationale de la tapisserie

Pour aller plus loin:

Ateliers d’art n° 125 (sept- oct 2016)

https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/les-politiques-patrimoniales-24-au-fil-des-siecles-et-des-moutons

https://www.cite-tapisserie.fr/

https://www.aubusson-manufacture.com/

https://www.fondation-lurcat.fr/

http://www.abbayeecoledesoreze.com/index.php?id=6244

Cet article a 2 commentaires

  1. Pauline

    Un régal à lire ! J’ai adoré le musée Dom Robert à Sorèze il est magnifique !
    Merci Catherine 🙂

    1. Catherine

      Merci Pauline. Ce musée est effectivement un lieu extraordinaire. Si vous en avez un jour l’occasion, visitez la cité internationale de la tapisserie à Aubusson. Vous y découvrirez également des merveilles!

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