LE FEUTRE, VOYAGE AUTOUR DU MONDE

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  • Publication publiée :2 avril 2023

Le feutre, les civilisations et le monde

Le feutre pourrait être l’un des matériaux les plus anciens de l’humanité, et le feutrage un procédé artisanal dont les origines se confondent avec celles des peuplades du Paléolithique (100.000 ans av JC). Bien antérieure aux techniques de filage et de tissage, le principe initial de sa fabrication reste inchangé depuis les origines : la toison enchevêtrée des bêtes, laine de mouton, poil de lapin, de chameau ou autre animal, est   enroulée autour des pieds ou plus tard, placée sous la selle des chevaux.  L’effet conjugué de la chaleur, de l’humidité et du frottement finit par transformer les fibres animales en un agglomérat homogène assurant protection et chaleur. Le feutre est né !

On ne peut pas dire que cet amalgame de fibres constitue un textile car il n’est ni filé, ni tissé. Mais c’est certainement le premier matériau réalisé par la main de l’homme.

Chaud et quasiment imperméable, le feutre sera utilisé par l’homme dans de multiples situations : Résistant et léger, il convient parfaitement au mode de vie nomade des peuples d’Asie Centrale, de Sibérie, de Chine, d’Iran ou du Pakistan qui le transforment en vêtements et en tapis.  Les Égyptiens l’utilisaient pour la fabrication de bandages, de chaussures et d’habits. Des fouilles archéologiques ont mis au jour des pièces de feutre dans la vallée de Pazyryk en Sibérie, conservées par le gel et le manque d’air, qui étaient utilisées comme linceuls.

Fragment d’une couverture de selle en feutre. Musée de l’Hermitage/ St Petersbourg

D’autres recherches effectuées en Turquie, en Chine ou au Danemark ont permis de découvrir des fragments de feutre, des coiffes, des chaussures, des couvertures et des tentures murales dont l’ancienneté s’échelonne de 6400 à 500 ans avant notre ère, prouvant l’usage domestique du matériau.

Plus tard, le feutre servira à tapisser l’intérieur des casques des soldats de la Grèce Antique. Cet usage militaire sera conforté au fil des siècles, qu’il s’agisse de confectionner des pare-flèches, comme dans l’armée romaine où le feutre sera utilisé pour rembourrer le plastron des cuirasses ou les selles de chevaux.

En Mongolie, les nomades en exploitent depuis toujours les propriétés isolantes pour fabriquer leurs yourtes, habitat en feutre sur une armature de bois.

Yourtes traditionnelles

Au nord de la Turquie, les bergers ont longtemps utilisé le Kepenek, manteau de feutre très large, sans manches ni boutons. Porté sur les épaules, et couvrant l’ensemble du corps à partir des épaules, il protégeait le berger du froid, de la pluie et de la neige, tout en lui servant de tente.

Kepenek turc

Récits et légendes

Le plus ancien récit se rapportant à la découverte du feutre remonte à l’arche de Noé. Il en existe deux versions, qui se terminent chacune par son invention : La première relate que lorsque la nourriture commença à manquer, Noé décida de nourrir les animaux avec de la paille, des racines et des feuilles, ce qui provoqua la chute de leurs longs poils. Dans la seconde, Noé fait tondre les moutons et étale la laine en guise de litière pour les animaux. Dans les deux récits, au bout des 40 jours que dura le déluge, la couche de poils qui recouvrait le sol, piétinée et souillée par les animaux, trempée par la mer, se transforma en un immense tapis de feutre.

L’arche de Noé/ Jérome Bosch/ 1510 ? / Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

Une autre légende concerne les hordes d’Attila, roi des Huns, dont les cavaliers passaient la majeure partie de leur vie à cheval. Afin de rendre leurs selles plus confortables, ils les auraient recouvertes de peaux de moutons. Celles-ci, par l’action de l’humidité, de la chaleur et du mouvement, se seraient transformées en feutre.

Enfin, en Europe, Saint Clément, moine errant, portant la parole de l’Évangile sur les chemins, aurait pensé à mettre de la laine au fond de ses chaussures pour protéger ses pieds. Il remarque alors qu’un agglomérat de fibres denses et isolantes se produit suite au frottement de la laine mélangée à la sueur. Devenu évêque de Metz, il charge des groupes de travailleurs de développer et améliorer cette découverte, qui aboutira à la création du feutrage. Saint Clément, dont la naissance est datée du IIIème ou IVème siècle est le saint patron des feutriers, et les chapeliers le fêtent le 23 novembre.

Saint Clément, évêque de Metz

L’arrivée du feutre en Europe

Si le feutre est connu depuis des siècles et largement utilisé en Asie Centrale, il fait son apparition en Europe entre les XIIe et XIIIe siècles, introduit par les Croisés. Son usage connaît alors un essor considérable.

En France, même si le port du chapeau s’installe au XVème siècle, il sera rendu commun par François 1er qui l’adopte comme coiffure. Accessoire tout d’abord essentiellement masculin, les femmes s’en empareront un siècle plus tard. Tout d’abord en feutre de poils de castor, il sera peu à peu confectionné à partir de feutre de laine, plus abordable économiquement.

Le chapeau de feutre est alors façonné au moyen d’une technique de compression qui lui donnera sa forme. Parfois doublé par une autre matière comme la fourrure ou le velours, il peut être décoré à l’aide de plumes ou de bijoux d’orfèvrerie.

Portrait de jeune fille. Cranach Lucas/ XVIème s/ © RMN – Grand Palais / Mathieu Rabeau/ Toulouse, fondation Bemberg

Avec la disparition du castor en Europe, une nouvelle source d’approvisionnement se développe en Amérique du Nord. Jusqu’à la moitié du XIXe siècle, les chapeaux de castor constituent un élément important de la tenue vestimentaire des hommes dans une grande partie de l’Europe. Ils correspondent à un véritable marqueur de statut social. Ils font partie du patrimoine familial et sont transmis de père en fils.

Chapeaux en feutre de castor (mode anglaise, 1776 à 1825)

En France, des villes comme Chazelles sur Lyon, située dans les Monts du Lyonnais, ou Esperaza dans l’Aude, sont connues dès le XVIème siècle pour leur excellence dans la confection de chapeaux de feutre. La première, principale cité de production de chapeaux de feutre de luxe, comptera au XXème siècle jusqu’à 28 usines et 2500 ouvriers.  En ce qui concerne Esperaza, on dénombrera en 1949 jusqu’à 14 usines et 3000 ouvriers, pour une production de 1 400 000 chapeaux.

Mais les courants de la mode porteront un coup fatal à l’industrie chapelière, et les années 1950 verront la disparition progressive et définitive de cette industrie.

Le piquage/ Musée de la chapellerie/ Esperaza (Aude)
https://musee-chapellerie.fr/

Du feutre pour la musique

Si le piano tel que nous le connaissons aujourd’hui date des années 1880-1890, son histoire se lie à celle du feutre à partir du XVIIIème siècle, lorsque l’talien Bartolomeo Cristofori crée le premier « piano forte » en 1709. Il remplace alors les sauteraux du clavecin qui pincent la corde par de petits marteaux couverts de feutre et actionnés par l’enfoncement des touches. La vibration des cordes, stoppée par l’étouffoir en feutre dont la consistance molle va atténuer l’émission sonore dès le relâchement de la touche, va transformer à jamais le son obtenu par l’instrument.

Mais le feutre a également investi d’autres spécialités musicales, et participe à la qualité sonore d’autres instruments. On le retrouve ainsi sur les supports de cymbale à tambour, il enveloppe les maillets de percussion, il est présent au niveau des pistons de trompettes, mais aussi des valves pour les cuivres, tout comme sous les touches des accordéons.

Courants artistiques et renouveau du feutre

Si dans la société occidentale, le feutre traditionnel a disparu de notre univers durant quelques décennies, il a continué en sourdine à être exploité par le milieu artistique, qui a trouvé en lui une matière propice à la créativité. Pour exemple, Joseph Beuys (1921-1986), génie de l’art contemporain et artiste engagé sur de multiples fronts, utilisera de nombreux matériaux dont le feutre pour interpeller le public sur ses expériences personnelles, mais également autour des questions environnementales, politiques ou économiques.

Infiltration homogène pour violoncelle/ Joseph Beuys/ 1975

Dans les années 1980, le feutre traditionnel fait un retour en force chez les designers textile qui profitent de ses multiples atouts pour l’utiliser dans des domaines comme l’habillement, le costume de scène ou l’ameublement.

Cette matière écologique se travaillant tant à plat qu’en volume, les créateurs n’hésitent pas à l’associer à d’autres matériaux. Le feutre s’intègre ainsi dans les collections des créateurs de mode, mais aussi dans des œuvres artistiques au travers d’une démarche à la fois innovante et respectueuse de l’environnement.

Les artisans feutriers mettent quant à eux leur savoir-faire au service de créations vestimentaires (vestes, chapeaux, chaussons) mais également d’articles de mode comme des sacs à mains ou des bijoux. Des tentures colorées représentent le résultat d’un travail surprenant. Ainsi en est -il de celles confectionnées par les femmes au Kirghizistan et issues d’un savoir-faire traditionnel ancestral.

En Russie, les valenki, bottes en feutre non cousues et sans semelles restent l’un des symboles clés de l’habillement traditionnel. Toujours très en vogue, elles sont obtenues par compression sur des formes passées dans des étuves et longuement battues à la main avec des bâtons striés. Elles sont ensuite roulées dans des nattes de bambou jusqu’à ce qu’elles aient perdu près de 4 fois leur longueur initiale… Les valenki restent une fierté nationale car les russes leur attribuent en partie leurs victoires contre les soldats de Napoléon puis contre les allemands lors des tentatives d’invasion du territoire.

Valenki russes/
Musée de bottes de feutre/ Moscou

Feutre de poils et feutre de laine

Le feutre de poil est fabriqué à partir de la fourrure d’animaux tels que le lapin ou le castor. Plus léger que le feutre de laine, il est également plus fin et plus résistant. Fabriqué en pressant et chauffant les poils pour que ceux-ci s’entremêlent, il est principalement utilisé pour confectionner des chapeaux de luxe, incarnation parfaite de l’élégance.

La laine utilisée pour le feutrage est quant à elle obtenue à partir du produit de la tonte. Elle est ensuite débarrassée de ses impuretés, lavée puis cardée, afin de démêler et d’aérer les fibres brutes.

La qualité des laines varie selon les races de mouton. La plus fine et la plus rapide à feutrer est la laine du Mérinos.

Cardage artisanal de la laine/ Claire Cardron/
https://aufildesseounes.jimdofree.com/

Feutrage à l’aiguille et feutrage à l’eau

Le feutrage artisanal, qui consiste à faire se coller les unes aux autres les fibres de laine jusqu’à ce que la matière devienne compacte, s’obtient à partir de deux techniques :

Le feutrage à l’aiguille est utilisé pour la confection de pièces de petite taille,et s’obtient grâce à une action mécanique consistant à piquer une petite balle de laine avec des aiguilles à feutrer. Celles-ci sont munies à leur extrémité de petites encoches sur lesquelles les fibres de laine vont venir s’accrocher et se mélanger entre elles.

Le feutrage à l’aiguille de style kawaii, qui signifie « mignon » en japonais, a été rendu populaire par la culture nippone. L’artiste Ikuyo Fujita qui travaille cette technique est connue pour son art des lapins et des chats. Ses peintures au feutre aiguilleté sont populaires parmi les amateurs de lapins au Japon.

Feutrage à l’aiguille de style kawaii/ Ikuyo Fujita/ 2006/ https://www.ikuyofujita.com/top_japanese.html

Le feutrage a l’eau est une technique qui aboutit à l’obtention de tissus épais et relativement raides. Il est plutôt recommandé pour la fabrication   de pièce de grande taille comme des étoles ou des écharpes, mais également pour la création de formes creuses.

Le processus est simple : sous l’action conjuguée d’eau chaude et de savon, les écailles qui composent les fibres de laine s’ouvrent.  Les différents mouvements que va leur faire alors subir l’artisan vont amener ces fibres à s’accrocher les unes aux autres : L’artisan va tout d’abord verser de l’eau chaude dans un récipient et y plonger la laine cardée. Après avoir ajouté le savon, il va frotter, malaxer et tourner la laine de façon répétée et dans tous les pour bien la feutrer. Puis, afin d’obtenir un résultat uniforme, le feutreur rajoute si besoin des morceaux de laine au niveau des zones les moins denses. Lorsque le matériau aura atteint la densité souhaitée, l’artisan le sort de l’eau savonneuse pour le rincer à l’eau froide.

Dans une dernière étape, le feutre est essoré et mis à sécher à plat. La plaque ainsi obtenue, dense et résistante, pourra être facilement coupée ou cousue, afin de créer toutes sortes d’objets.

Travail traditionnel du feutre au Khirghizistan/
https://www.voyagekirghizistan.com/pays-du-feutre

Loin de se limiter à l’univers de la chapellerie et des arts créatifs, la technique millénaire du feutrage rencontre depuis une dizaine d’année un véritable retour en force. La centaine d’artisans d’art feutriers installés aujourd’hui sur le territoire français réhabilite avec passion un savoir-faire qui accompagne l’homme depuis des siècles. Ces artisans redonnent leurs lettres de noblesse à un art ancestral et introduisent grâce à leur créativité une matière hautement écologique dans les milieux de l’habillement, de la décoration d’intérieur et des accessoires de mode.

Souhaitons que la tendance actuelle, qui porte un intérêt croissant aux matières naturelles et écologiques, ainsi que les enjeux et le respect de pratiques éthiques encouragent les particuliers à se tourner vers cet artisanat d’art exceptionnel. Espérons   que cet artisanat profite de cette dynamique récente, d’autant que l’on note une tendance de plus en plus présente chez les feutriers à recourir à des laines régionales, dans une démarche de valorisation d’une matière première à la fois locale et diversifiée.

Étole Collection Eole/ https://www.solveil.fr/

Pour poursuivre l’aventure…

Un immense merci à Solveig Pasquer pour son accueil chaleureux et la mise à disposition des photographies de son délicat travail.
Vous retrouverez son parcours et ses créations sur son site: https://www.solveil.fr/

Un grand merci à Claire Cardron pour son dynamisme et sa grande disponibilité: https://aufildesseounes.jimdofree.com/

Un grand merci aussi à Nazira Sultanalieva de m’avoir permis d’utiliser les photos d’un site qui invite au voyage…. https://www.voyagekirghizistan.com/pays-du-feutre

N’hésitez pas à consulter ou à visiter deux musées :

https://www.mouzon.fr/culture-et-patrimoine/musee-du-feutre/

https://musee-chapellerie.fr/