La plume dans le patrimoine culturel océanien : Un matériau à la portée anthropologique fascinante
Dans le patrimoine polynésien, les oiseaux sont considérés comme les messagers des dieux, ceux-ci étant anatomiquement reconnus comme beaucoup plus proches des oiseaux que des hommes. Dans le prolongement de cette croyance, les plumes sont associées au pouvoir et au divin. Les rouges provenaient principalement de l’Iwi (Vestaria Coccinea) et de l’Apapane (Himatie Sanguinea) alors que l’O’o (Moho Nobilis), espèce aujourd’hui disparue, fournissait en partie les plumes jaunes.
Avant la christianisation de la société polynésienne (survenue dans les années 1810), les éblouissants objets rituels des îles de la Société étaient réservés aux chefs de statuts élevés, aux rois et aux prêtres, symbolisant le lien intime qui les liait aux dieux.
Plusieurs musées à travers le monde détiennent et exposent ces pièces aussi remarquables que rares et dont l’esthétique époustouflante nous laisse sans voix. Ainsi en est-il du costume de deuilleur des Îles de la Société, scintillant de nacre, enveloppé de tapa (écorce d’étoffe battue) et de plumes noires, conservé au Bristish Museum. Ce costume spectaculaire, qui mesure plus de deux mètres cinquante de haut, tenait une place prépondérante dans les rites funéraires des chefs (ari’i) et aurait été collecté à Tahiti par le capitaine James Cook en 1774 lors de son deuxième voyage (1772-1775).
D’autres pièces emblématiques comme la cape royale d’Hawaï témoignent de la richesse des cultures polynésiennes. Datée du XVIIIème siècle et vraisemblablement rapportée elle aussi par le Capitaine Cook, cette pièce exceptionnelle est conservée par le Musée d’Histoire Naturelle de Lille. Fabriquée à l’aide d’objets sacrés et d’insignes de rang, le fond de cape est composé de plusieurs pièces cousues ensemble. Il peut faire penser à un filet de pêche car il est confectionné au moyen de nœuds de pêcheur, sa surface étant recouverte de plumes rassemblées et fixées sur la trame en petites touffes. Les plumes rouges amplifiaient le caractère divin de ce vêtement exceptionnel.
Ces luxueux atours de parade étaient réservés aux chefs de statut élevé et aux rois qui les portaient lors de grandes cérémonies officielles ou lors de conflits opposant des combattants cherchant à s’approprier ces emblèmes de pouvoir. Enfin, ils pouvaient également représenter le présent le plus fastueux lors d’échanges de cadeaux entre chefs de très haut rang.
Les matériaux utilisés pour la confection de ces vêtements d’apparat et rituels alliaient ainsi monde végétal, animal et marin, conférant à ces costumes une forte valeur symbolique et sacrée.
Le Maro’Ura, Un objet mystérieux
Lorsqu’au XVIIIème siècle les européens arrivent dans les îles de la Société, ils trouvent une culture ancienne organisée autour du Marae, sanctuaire polynésien. Le Marae « international » Taputapuatea, le père des temples, situé sur l’île de Raiatea, première terre colonisée d’après les légendes, est consacré à Oro, dieu du plaisir et de la guerre, considéré à certaines époques par les autochtones comme le plus important de tous.
Le rituel entre les hommes et le ciel se règle au cours de cérémonies très codifiées qui sont organisées par exemple lorsque l’avenir du clan est en jeu (catastrophe naturelle, famine).
Le rituel pai’atua représente des évènements à part puisqu’il sert à nettoyer/renouveler les to’o, idoles divines couvertes de plumes. Par essence confidentiel, seuls quelques privilégiés comme les prêtres et les dignitaires de haut rang peuvent y assister.
Lors de la grande cérémonie d’investiture du chef arii, celui-ci reçoit le maro’ura, emblème distinctif de la royauté, qui se traduit littéralement en tahitien par « ceinture rouge ». Plus la ceinture est longue, plus elle témoigne de l’ancienneté de la lignée. En effet, elle est précieusement conservée et s’allonge à chaque nouvelle investiture. Les Mao’Ura se transmettaient de rois en rois, des rangées de plumes étant rajoutées à chaque règne, matérialisant ainsi la généalogie des grandes chefferies, donnant à voir leur prestige et leur ancienneté. Celle des Tamatoa (nom de règne porté par les souverains de l’ancien Royaume-Uni de Ra’iātea et Taha’a et annexé par la France en 1888) atteignait d’après les témoignages 6 mètres de long et 15 cm de large.
Cet objet rituel était extrêmement rare. Les spécialistes considèrent en effet qu’il n’existait que quelques exemplaires de ces larges ceintures constituées à partir de tapa de banian (étoffe végétale obtenue par la technique de l’écorce battue), entièrement couvertes de milliers de petites plumes jaunes et rouges.
Cette pièce cérémonielle constitue sans doute sur les îles de la Société l’un des accessoires majeurs dans la représentation du prestige polynésien. Portée par les arii, elles symbolisent leur ascendance divine et sont d’une valeur inestimable. Conservées loin des yeux des mortels, les Maro’Ura, n’étaient revêtus que lors d’événements exceptionnels.
Alors que ces objets revêtent une place centrale dans les rituels polynésiens, certains sont offerts aux missionnaires au moment de la conversion des îles au christianisme, puis disparaissent dès le début du XIXème siècle. En effet, lorsque le roi de Tahiti Pomare II abandonne vers 1815 le dieu Oro pour se convertir au dieu chrétien Jéhovah, il ordonne la destruction de toutes les représentations du pouvoir divin polynésien, dont les Maro’Ura.
C’est pourquoi seules persistent aujourd’hui quelques traces de leur existence, comme un croquis à l’aquarelle daté de 1791-1793 réalisé par William Blight (surtout connu pour la mutinerie qu’il subit alors qu’il commandait le Bounty, en avril 1789) et des témoignages de son existence dans les récits de Samuel Wallis et de James Cook qui raconte avoir vu le roi Pomare I vêtu d’un Maro ‘Ura.
Hormis ces rares indices de leur importance passée, il n’existe ni trace orale, ni gravure représentant cet emblème de pouvoir.
Une épopée historique digne des plus grands romans d’aventure
On perd ainsi la trace du Mao’ Ura jusqu’en 2016, lorsqueGuillaume Alevêque, post-doctorant et chercheur au Quai Branly à Paris identifie une pièce dans les collections du musée comme un fragment possible de Maro ‘ura.
Cette histoire devient vraiment passionnante quand, à la lueur des découvertes sur la composition de ce supposé fragment de Maro’Ura, les analyses montrent la présence de morceaux de tissu de laine rouge cousus sous le tapa. Une laine rouge qui s’avère être teinte à la garance, procédé couramment utilisé par l’armée anglaise à partir du XVIIème siècle mais inconnu en Polynésie.
Les recherches montreront que ce tissu rouge pourrait correspondre à un fragment du drapeau rouge planté en 1767 à Tahiti par le capitaine britannique Samuel Wallis, premier européen à poser le pied sur l’île et qui par ce geste revendiquait la terre au nom de la Grande Bretagne !
Ce drapeau aurait été par la suite intégré dans un Maro’Ura, ce que les anglais ont interprété comme un hommage puisque la tradition polynésienne voulait que les objets importants soient conservés, réutilisés et transmis aux générations ultérieures. Cependant, la signification pourrait être totalement inverse et correspondre à un acte de défiance destiné à contrer la revendication des terres par Wallis et à se réapproprier sa force.
Le témoignage de James Cook qui raconte avoir assisté à une cérémonie dans laquelle le roi de Tahiti Pomaré Ier était vêtu d’un Maro ‘ura long d’environ 4 mètres et dans lequel se trouvait intégré un long fanion rouge apporté par Wallis semble corroborer les travaux de Guillaume Alevêque. Cet objet soulève encore beaucoup d’interrogations. Pourtant, si l’objet trouvé par l’universitaire est bien celui d’un Mao’Ura, ce dernier représenterait à ce jour le seul échantillon connu au monde de cette mythique ceinture rituelle polynésienne.
Ce fragment présumé, qui constituerait alors un témoignage d’une importance historique sans équivalent pour la culture polynésienne, a aujourd’hui retrouvé sa place sa place sur ses terres d’origine, grâce à une mise en dépôt au Musée de Tahiti et des Îles Te Fare Manaha (2022).
Le Mao ‘Ura, un objet énigmatique
Les recherches effectuées par les scientifiques montrent que le revers du Mao’Ura est renforcé par trois bandes de fibres végétales tressées et cousues ensemble.
Les matériaux utilisés correspondent à ceux décrits dans les sources historiques : Les fibres, obtenues à partir de la couche la plus interne de l’écorce de banian, ont préalablement été mises à tremper dans de l’eau de mer et battues, ce qui correspond à une technique polynésienne tout à fait classique. Par contre, la nature du tissage complexe observé et qui se rapproche de la technique du tissage ne ressemble à rien de connu à ce jour, même si des hypothèses la rapprochent de tressages très fins attestés sur d’anciens objets confectionnés aux Tuamotous.
La fixation des plumes consistait à les coudre en bouquets sur l’écorce tissu, suivant des techniques propres aux îles de la Société.
Les plumes utilisées pour la confection du Maro’Ura n’ont pas encore été identifiées avec certitude. 12 espèces d’oiseaux sont pressenties, comme le Phaeton rubricauda (oiseau des tropiques à queue rousse) ou l’Anas superciolosa (canard rouge du Pacifique).
Aussi modeste soit-il à première vue, ce fragment de Maro ‘Ura revêt une valeur historique et patrimoniale majeure, car il représente à lui seul un symbole que ce qui a été perdu et peut- être retrouvé.
Splendeur perdue des Mao’Ura et mise en lumière contemporaine
C’est dans ce contexte exceptionnel qu’intervient le travail d’Orama Nigou, artiste, chercheuse et designer textile, originaire de l’île de Raiatea. Ayant décidé de transformer sa passion pour son patrimoine en métier, elle s’intéresse à l’étude des mythes, des techniques artisanales maohi, et fait naturellement de la plume, empreinte d’une forte symbolique culturelle, son matériau de prédilection.
C’est au cours de son cursus étudiant que les plumes vont mener Orama sur la trace du Maro’Ura puisque son travail de recherche (dans le cadre de l’obtention de son diplôme) l’amène à collaborer avec le musée du Quai de Branly.
Elle va ainsi pouvoir étudier minutieusement cette pièce unique, cherchant à mieux comprendre la technique de confection de la ceinture et parallèlement à redonner vie à ces techniques ancestrales oubliées.
Le travail de reconstitution qu’elle engage lui permet de déterminer que les plumes sont organisées en petits paquets qu’elle nomme modules.
Le montage consiste à coudre tous les modules (362 blancs et 26 rouges) sur le tapa : 25 rangées de plumes comprenant chacune environ 15 modules, fixés par une double couture qui vient maintenir les modules en 2 points.
Sur la pièce originelle, les plumes rouges sont fixées à la ligature par une boucle en fibre de coco, ce qui n’est pas le cas des plumes blanches. La raison de cette technique pose de nombreuses questions que les chercheurs n’ont pas résolues à ce jour.
En outre, le travail de reconstitution opéré par Orama interroge sur un autre point. En effet, la logique de construction du Mao’Ura telle que pratiquée par l’artiste à partir de l’observation du fragment de ceinture contredit le croquis de William Blaye : la reconstitution fait penser que le motif est construit dans la longueur de l’ouvrage alors que le croquis opterait pour une élaboration dans la largeur. Le mystère reste donc entier à ce jour.
En tout état de cause, le travail effectué par Orama, aujourd’hui diplômée du Centre des Métiers d’Art de Polynésie française et spécialiste du travail de la plume lui permet de continuer à nourrir sa recherche, en sondant toujours plus l’objet culturel qu’est le Mao’Ura, et au-delà, à poursuivre son exploration du fabuleux patrimoine polynésien.
Transmission et continuité
Comme elle, de nombreux polynésiens questionnent aujourd’hui leur identité, convaincus que le passé doit être redécouvert et valorisé. Ils ont la certitude que leur ancestrale et originelle a quelque chose de fondamental à apporter à la société contemporaine. C’est la raison pour laquelle les institutions culturelles, certaines associations ainsi que des artistes travaillent à renouer avec cet héritage originel que la christianisation et la colonisation ont considérablement obscurci et stigmatisé, jusqu’à le rendre presqu’invisible.
Merci à eux de travailler à exhumer ce passé tout en questionnant au travers de multiples prismes les questions de la transmission et de la continuité.
Pour aller plus loin:
Un grand merci à Orama pour m’avoir guidée dans la rédaction de cet article et l’avoir relu avec attention. Vous découvrirez la richesse de son travail sur son site: https://www.oramanigou.com/
Oliver Douglas, 1988. Return to Tahiti: Bligh’s Second Breadfruit Voyage
Robertson George, 1948. The Discovery of Tahiti: a journal of the second voyage of H.M.S. Dolphin round the world, under the command of Captain Wallis, R.N., in the years 1766, 1767 and 1768. written by her master George Robertson. edited by Hugh Carrington,
Taaroa Marau, 1971. Mémoires de Marau Taaroa, dernière reine de Tahiti
Le Journal de James Morrison
Remnants of the ‘Wallis Maro ‘Ura’ (Tahitian Feathered Girdle): History and Historiography/ Guillaume Alevêque; The Journal of Pacific History, 2018; Vol. 53, No. 1, 1–24,
https://doi.org/10.1080/00223344.2017.1411311
From a Tahitian Point of View: Comment on Guillaume Alevêque, ‘Remnants of the “Wallis Maro ‘Ura” (Tahitian Feathered Girdle) History and Historiography’ Natea MONTILLIER TETUANUI