L’enluminure, l’art de la mise en lumière

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  • Publication publiée :1 octobre 2023

Le terme « manuscrit » signifie littéralement « écrit à la main ». En Europe, on trouve les manuscrits médiévaux dès le Vème siècle et jusqu’à la fin du XVème siècle, période de l’invention de l’imprimerie. Souvent magnifiquement décorés, leur présence couvre donc plus de mille ans de notre histoire et concerne tous les pays d’Europe occidentale.

Véhicule de toutes les connaissances de l’époque (Ecritures, liturgie, histoire, littérature, mais aussi droit, philosophie et science), le nombre de livres conservés est important. Il serait même juste de dire que parmi les objets issus du Moyen-âge pour arriver jusqu’à nous, les manuscrits, transmis au fil des siècles sont les plus nombreux.

La longue histoire de l’enluminure

Le terme enluminure nous vient du latin « illuminare », et signifiera à partir du XIIIème siècle la mise en lumière d’un texte manuscrit par l’intermédiaire de l’image et de la couleur.

Bien ancrée dans notre imaginaire collectif, l’enluminure renvoie au Moyen âge et à un univers d’œuvres d’art fragiles et complexes exécutées sur du parchemin ou du vélin. Elle fait résonner en nous l’image de lettres majuscules décorées, de pages agrémentées de descriptions de la vie quotidienne ou de scènes religieuses. Elle est enfin synonyme de dessins aquarellés et d’initiales peintes et décorées à l’aide de pigments rares, voire rehaussées d’or véritable.

Pourtant, l’art de l’enluminure est bien plus ancien, puisqu’on en trouve les premières traces dans l’Égypte Antique. Les rouleaux de papyrus portaient alors déjà de nombreuses illustrations, comme celles retrouvées dans le Livre des Morts et dont la datation est estimée entre -1700 et 63 de notre ère.

Le livre des morts/ Egypte antique/ BnF/
© Bibliothèque nationale de France

Pourquoi l’enluminure ?

Le livre est considéré au Moyen-Age comme un objet sacré, ce qui créera le besoin de donner un aspect précieux au texte.  De là naîtra l’art de l’enluminure, dont la nature depuis le Moyen âge est double puisqu’à la fois illustrative et ornementale.

Les manuscrits médiévaux ne possédant ni ponctuation, ni numérotation des paragraphes, des chapitres ou des pages, des repères visuels sont mis en place par les copistes selon un code bien établi qui facilite la compréhension des textes : Au départ, les initiales bleues et rouges, d’abord sans ornement, jouent le rôle d’alinéa. Elles font ressortir les articulations du texte afin de guider le lecteur et servent également de légende à une miniature. Elles sont exécutées soit au minium, oxyde naturel de plomb, pigment rouge orangé qui servait à cerner les contours du dessin, soit à l’aide de pigments bleus d’origine végétale comme l’indigo, le bleuet ou le sureau.

La lettrine est placée au début d’un texte ou d’un chapitre.  Décorée ou non, elle est d’un corps beaucoup plus grand que le reste du texte.

manuscrit Bède de Saint-Pétersbourg (731-735)
Bibliothèque Nationale russe/ Saint Petersbourg

Les miniatures que l’on trouve dans les manuscrits ne se justifient qu’en fonction de l’écrit qu’elles illustrent.  Si l’origine du terme est issue du minium, la miniature est une image qui, toujours travaillée avec précision et souci du détail, met en lumière le texte, rendant l’art de la calligraphie et celui de l’enluminure indissociables.

Psautier de Saint-Louis/ 1254/ BnF/
© Bibliothèque nationale de France

L’enluminure, et plus particulièrement les lettres enluminées sont donc bien autre chose qu’une simple mise en forme à la portée purement décorative. Cet art participe de façon incontournable à la mise en page, servant en premier lieu à articuler l’écrit et à en déterminer les paragraphes, dans un souci de guider le lecteur dans sa compréhension du texte.

Partant de ce constat, le décor, en illustrant le texte, met en lumière son sens, l’image explicitant les mots. Et l’enlumineur, par la maîtrise de son art, va orienter la portée de l’enluminure : symbolique, historique, religieuse, esthétique, etc.

L’évolution stylistique de l’enluminure

Après la chute de l’Empire Romain d’Occident et les grandes invasions germaniques de la fin du Vème siècle, les scribes et artistes se réfugient dans des monastères et des abbayes où ils resteront jusqu’au XIIème siècle, offrant à l’art de l’enluminure une évolution lente qui voit l’émergence au fil des siècles de styles bien distincts.

Mais quelle que soit la période, il n’est de manuscrit qu’unique : même en ambitionnant de reproduire son modèle le plus respectueusement possible, le copiste ne peut éviter de le remettre au goût du jour, en supprimant par exemple un passage dont il ne voit plus l’utilité. Même en regardant avec attention l’exemplaire de référence, jamais une œuvre copiée par deux scribes (ou copiée par un seul artiste) ne donnera le même résultat. Le manuscrit est un ouvrage évolutif qui vit et se transforme.

S’il existe de nombreux styles dont les influences ont été notables (enluminure byzantine, mozarabe, ottonienne, italienne, …) on peut citer 5 styles principaux de l’enluminure occidentale, étroitement liés aux grandes périodes du Moyen âge que sont les époques mérovingienne, carolingienne, romane et gothique. A noter le style insulaire, un peu à part, mais incontournable par l’influence qu’il a eu sur les autres styles.

Le style celte ou insulaire (VIIème au IXème siècle)se développe grâce aux missionnaires irlandais arrivés sur les îles anglo-saxonnes (nord de l’écosse et Irlande). Des motifs complexes, linéaires, sans volume ni perspective mais constitués de savants entrelacs et spirales se mêlent à des figures humaines stylisées. La palette des couleurs est simple, constituée de bleu, de vert et de rouge vifs, de nuances de rose et de jaune pour remplacer l’or.

Livre de Kells ou Grand Évangéliaire de saint Colomba (Vers 800)

Le style mérovingien (VIème-VIIIème siècle)se distingue par ses lettrines en forme d’animaux (poissons, oiseaux) et ses couleurs vives, inspirées des émaux cloisonnés qui ornaient alors les bijoux. L’enlumineur utilise l’orpiment (trisulfure d’arsenic) qui, une fois mélangé avec sur safran et du fiel de bœuf donne l’illusion de l’or. Les couleurs sont appliquées sans dégradé.

Le style carolingien (IXème et Xème siècle)est directement lié au renouveau de l’alphabétisation et à l’amour de Charlemagne pour les livres et l’instruction en général.  Sa prise de conscience de la puissance de l’écrit contribue à donner aux manuscrits enluminés un statut d’objet essentiel. La peau peut être est teintée en pourpre, faisant ressortir les couleurs ; la feuille d’argent ainsi que l’or, reflet du pouvoir, sont utilisés à profusion. La palette des coloris est moins vive qu’à l’époque mérovingienne, mais plus variée. L’apparition de la lettre caroline quant à elle rend l’écriture plus lisible. Une ébauche de perspective, d’ombres, de lumières et de volumes émerge, qui mettent en valeur des motifs élaborés et réalistes.

Sacramentaire de Charles le Chauve/ 9e siècle, vers 869-870 / BnF

Le style roman (Xième-XIIème siècle) puise ses sources dans les périodes précédentes, mais également dans le style celte, espagnol et italien. Alors que l’enluminure et le décor prennent de plus en plus d’espace au sein des ouvrages, la diffusion du style roman est en partie liée à l’Ordre de Cluny et des Chartreux qui imposent à tous leurs membres d’être à la fois moines et copistes.  

Le style roman, particulièrement imaginatif, utilise à la fois la géométrie et des formes plus rondes, les rinceaux et les motifs élaborés comme les végétaux, les personnages fantastiques ou des éléments zoomorphiques. L’or est largement employé, ainsi qu’une palette de couleurs variées qui joue sur les contrastes, les ombres et les lumières.

Le style gothique (XIIIème-XVIème siècle)enfin pourrait se définir comme l’âge d’or de l’enluminure. L’utilisation des livres n’est plus l’apanage des seuls ordres religieux et de la Cour.  Les écoles et les universités de plus en plus nombreuses, ainsi que les classes moyennes créent une véritable ouverture pour le marché du livre enluminé. Ces objets de luxe étant très demandés, des ateliers se multiplient dans les villes.

Face à cette évolution de la demande, les codes évoluent. Les dessins se révèlent plus élaborés et plus réalistes. L’effet de relief fait son apparition grâce à la pose de gesso. L’iconographie se compose d’animaux étranges, d’êtres hybrides que l’artiste réalise en mélangeant différentes parties du corps, parfois humain mais généralement animal, avec comme objectif de divertir et d’amuser le lecteur. Parallèlement, les représentations des personnages deviennent plus souples, les tissus plus fluides. Enfin, pour la première fois dans cette longue évolution de l’enluminure, les formes ne sont plus ni cernées ni compartimentées La palette de couleurs est de plus en plus riche mais les nuances sont plus douces, plus fondues et l’or s’utilise moins abondamment.

Bible/ 13e siècle/ Paris, BnF, département des Manuscrits/ © Bibliothèque nationale de France

L’enluminure du XVème siècle, également appelée style classique représente l’aboutissement de toute l’évolution des techniques de peinture du Moyen-Âge. La Renaissance approche et avec elle le goût pour la délicatesse. La vigne blanche, très appréciée, donne une touche de sobriété aux décors, Les initiales sont encadrées de fleurs et de feuilles d’acanthe. Les motifs sont très élaborés, les personnages et la perspective réalistes. On se rapproche de la miniature, voire de la petite peinture. La palette de couleurs est la plus riche jusque-là utilisée et l’or, employé en aplats et en filigranes sert à rehausser la lumière.

Bas de page enluminé d’un livre d’heures flamand/1475-1500

La découverte de l’imprimerie ne fait pas disparaître radicalement le travail de l’enlumineur. Et même si cet art sera dès lors moins pratiqué, le savoir-faire perdure jusqu’à aujourd’hui entre les doigts d’amoureux du livre qui savent porter un regard nouveau sur un art plusieurs fois millénaire.

L’enluminure aujourd’hui : Entre mémoire et audace

On estime aujourd’hui à une soixantaine le nombre d’enlumineurs professionnels en France, tous formés à l’INSEEM, Institut Supérieur Européen de l’Enluminure et du Manuscrit.  

Si le Moyen Age engendra des œuvres essentiellement religieuses, cet art s’exerce aujourd’hui dans des domaines d’activité très variés : restauration et réplique de manuscrits, illustration d’art, œuvres originales et contemporaines, création de diplôme, de menus, d’arbres généalogiques, de publicité, etc.

Mais quelle que soit l’orientation que prennent les artisans enlumineurs, leurs qualités, indispensables pour réussir, se retrouvent chez chacun d’eux : le calme et la patience, la minutie et le sens du détail, la passion et le goût du beau.

Métier d’art par excellence, l’enlumineur respecte à la fois les règles ancestrales d’un savoir-faire transmis au fil des siècles, mais tire en même temps parti de son audace créatrice pour s’affranchir des codes, détourner l’enluminure de ses buts premiers et faire jaillir de son imagination d’étonnantes réalisations.

New Entrelacs/ Détail/ 14 rouleaux. Feuilles d’or sur mordant, encre et gouaches extra-fines. Sur volumen de parchemin de chèvre. ©Sophie Théodose
http://www.sophietheodose.fr/

Son savoir-faire ne se résume pas à l’art du dessin et de la calligraphie, ni à sa capacité à appliquer des couleurs ou à poser avec délicatesse des feuilles d’or ou d’argent sur un support. L’enlumineur commence en effet par choisir le parchemin qui reste un élément incontournable pour le rendu de son travail. Selon les peaux, ce parchemin sera plus ou moins épais, plus ou moins coloré, ses nuances variant du blanc pour la chèvre au jaune pour le vélin (veau). Il sera ensuite tendu sur un support pour lui éviter de gondoler, la peau se révélant sensible aux changements atmosphériques et hygrométriques.

L’artisan d’art sait également parfaitement utiliser un matériel spécifique fait de pinceaux, de crayons, d’aquarelles, de plumes et d’encres. Parmi ces dernières, on peut citer une encre héritée des copistes du XIIIème siècle et dont la recette est parvenue jusqu’à nous : l’encre métallo-gallique. Obtenue par macération ou décoction de noix de Galles que l’on fait macérer dans de l’eau avant d’y ajouter des ingrédients qui font penser à une potion magique (vitriol dissous dans de l’eau, poudre de gomme arabique), cette encre est d’excellente qualité.

Enfin, base indispensable de toute couleur, l’enlumineur va utiliser des pigments naturels dont il maîtrise la fabrication. Ceux-ci s’obtiennent à partir de minéraux, de métaux (plomb, mercure, fer, …) ou de terre, mais leur origine est également végétale ou animale. Ainsi, le bleu outremer provient du lapis-lazuli, alors que le bleu pastel s’obtient par macération des feuilles de la guède. Le rouge vermillon était obtenu au XIIème siècle en faisant fondre du soufre avec du mercure, alors que le rouge carmin provient d’un insecte, la cochenille.

Fabrication de pigments à partir de végétaux/ ©Francisco Gutierrez Garcia
https://www.instagram.com/scriptoriumyayyan/

Ce long travail de préparation n’a finalement qu’un seul but : l’application des couleurs dont va dépendre la profondeur de l‘œuvre et l’émotion qu’elle suscitera, au travers des nuances obtenues, des transparences, des contrastes et des dégradés. Le savoir-faire de l’enlumineur réside alors dans le dialogue qu’il saura instaurer entre le support qu’est la peau, l’encre, les couleurs appliquées et les miettes d’or.

Mais pour mettre en lumière ce travail remarquable manque encore l’essentiel : la maîtrise de l’application du blanc, ce blanc appliqué par petites touches précises et grâce auquel la lumière va s’accrocher aux pigments pour leur donner tout leur éclat et leur splendeur. Que l’artisan d’art enlumineur réplique un manuscrit ancien, travaille à la conservation du passé ou revisite un savoir-faire ancestral pour mieux le réinventer, il est sans aucun doute un magicien aussi surprenant qu’éblouissant.  Capable, dès lors qu’il se saisit d’un pinceau ou d’une plume, de jongler entre ingrédients improbables et pigments aux origines aussi diverses qu’inattendues, il applique avec maestria sur des supports précieux des encres et des couleurs, mais aussi l’or et l’argent, comme le faisaient ses lointains prédécesseurs.

L’enluminure, autrefois dédiée à l’ornementation de manuscrits religieux puis profanes, a su se transformer et se recréer grâce à au talent d’artisans d’art contemporains aussi curieux qu’inventifs et audacieux. Ces virtuoses de la couleur, créateurs passionnés, ont su faire évoluer leur art, nous offrant des pièces de toute beauté où technique ancestrale et savoir-faire se nourrissent et s’enrichissent mutuellement, dans une vision et une interprétation de l’enluminure aussi novatrice qu’éblouissante.

Le monologue de l’hermite/ Liselotte Kieffer/ Projet de cycle 2
https://iseem.fr/

Pour aller plus loin…

Un grand merci pour leur accueil et l’autorisation d’utiliser leurs photographies à Francisco Gutierrez Garcia, Sophie Théodose et à l’Inseem.

Vous retrouverez leur merveilleux travail sur leur site:

https://www.instagram.com/scriptoriumyayyan/

http://www.sophietheodose.fr/

https://iseem.fr/

De belles lectures également…

Enluminures médiévales/ Marie-Thérèse Gousset; BnF

Une histoire des manuscrits enluminés/ Christopher de Hamel/ Phaidon

Le Moyen ¨Âge en lumière/ Sous la direction de Jacques Dalarun/Fayard

L’art de l’enluminure/ Techniques et réalisations/ Anne Falco/ Ulisse éditions

Initiation à l’enluminure/ Claire Travers/ Fleurus