Le mois d’avril renvoie pour nombre d’entre nous à la période de renouveau qu’est le printemps, mais aussi aux fêtes de Pâques ainsi qu’aux œufs en chocolat qui, à cette époque de l’année, nous régalent depuis le 18ème siècle. Un précédent article (Voyage au pays des œufs décorés/Avril 2022) revenait sur la longue histoire des œufs décorés et les influences multiples qui ont fait naître et perdurer jusqu’à aujourd’hui des traditions et des rites hérités des plus brillantes civilisations antiques.
Au-delà des traditions, des artistes contemporains se sont emparés d’un matériau aussi humble que la coquille d’œuf, entière ou travaillée, pour la sublimer et la transformer en œuvres d’art aussi inattendues qu’inouïes.

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Nephtalie Kahn (1865-1949), inventeur de l’œuf brodé
Nephtalie Kahn nait en 1865 à Scherwiller dans le Bas-Rhin. Il s’installe à Rouen où il fonde en 1900 un négoce de grossiste en drap. Retiré des affaires 20 ans plus tard, il bâtit une maison à proximité de la ville, qu’il baptisera “Aux œufs brodés”. Dès lors, il se consacre exclusivement à l’art de la broderie sur œuf, technique qu’il invente et qui se décline en plusieurs étapes.
Il commence par choisir un œuf de poule, d’oie ou d’autruche bien ovale et symétrique dont la coquille est à la fois poreuse et solide. Il la perce, la vide, en extrait la membrane intérieure à l’aide d’une aiguille fine et la met à sécher. Il exécute ensuite à main levée et au crayon les contours préparatoires du motif choisi.

Commence alors la difficile et minutieuse étape de perforation de la coquille : A l’aide d’un foret, il perce de minuscules trous (un quart de millimètre) aussi près que possible les uns des autres. Ils permettront le passage des fils de soie qu’il utilise pour broder les œufs, le défi étant de ne pas compromettre la solidité de l’œuvre à venir. Ces trous se comptent par milliers, parfois imperceptiblement espacés. Ainsi, son œuf brodé aux armoiries de Rouen en comporte-t-il 5342 !
L’œuf est alors prêt à être brodé, grâce à de fines aiguilles inventées par l’artiste. Une autre prouesse de son travail réside dans le fait qu’aucun fil ne traverse l’œuf de part en part et que tous les nœuds et points d’arrêt sont situés à l’intérieur du support. Plusieurs fils (jusqu’à 12) s’entrecroisent dans un même trou.
Quel que soit le motif brodé (géométrique, oiseaux exotiques, papillons, emblèmes ou armoiries) la minutie est la même pour les 26 œufs réalisés par Nephtalie Kahn. Les détails sont à chaque fois abordés avec un soin extrême. Il utilise toutes les nuances à sa disposition, un motif pouvant nécessiter jusqu’à 250 couleurs pour un même œuf. Ce travail d’une finesse inouïe donne l’impression que l’on contemple une peinture.
Cet artiste au savoir-faire atypique connaît une certaine célébrité entre 1920 et 1930, au point de participer au salon des Arts décoratifs de Paris (1925) et à l’exposition Universelle (1937).
Nephtalie Kahn léguera une grande partie de sa collection au Muséum d’Histoire Naturelle de Rouen, où elle est toujours visible.

Oeuf brodé aux armoiries de la ville de Rouen
Les héritiers
En Chine, la broderie sur coquille d’œuf est une tradition folklorique, aujourd’hui référencée au patrimoine immatériel culturel de Chine. La technique est un peu différente de celle décrite précédemment, car elle consiste à broder des motifs sur des demi coquilles d’œuf en traversant directement celle-ci à l’aide d’une aiguille munie d’un fil coloré.

En France, plusieurs artistes ont redécouvert l’art des œufs brodés comme l’avait inventé Nephtalie Kahn : Jacquie Lamarre fabrique ses outils, ses aiguilles courbes et teint lui-même la soie utilisée avant de broder au passé empiétant, au point de croix ou au demi-point la surface des œufs, ne faisant ressortir son aiguille que par un trou de 3 à 4 mm situé à la base de l’œuf. Nicole Cher quant à elle embellit ses œufs par des motifs tels que des oursons ou de petits personnages. Pour Maryvonne Lefebvre ce sont les motifs floraux qu’elle préfère et qu’elle réalise elle aussi avec une minutie et une patience remarquable.
En Allemagne, Elisabeth Klein a elle aussi mis au point ses propres aiguilles et ses méthodes personnelles pour broder les œufs, avec des rubans de soie qu’elle teint elle-même. Elle rehausse ses motifs, principalement floraux, avec des fils plaqués or et des perles. La palette de son talent s’étend des œufs de perruche à ceux d’autruche. Chaque œuf qu’elle brode est une pièce unique.

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La coquille d’œuf, au carrefour de l’art et de l’artisanat
A l’origine était le Rankaku, forme d’art intemporelle et complexe originaire d’Asie, qui consiste à coller des coquilles d’œufs avec de la laque. La couleur blanche des coquilles permet de créer des motifs et de jouer sur les contrastes obtenus par leur juxtaposition avec les couleurs ambrées et profondes des laques d’origines végétales.
En 1912, l’artiste franco-suisse aux multiples talents Jean Dunand (1877-1942) se lie avec le maître-laqueur Seizo Sugawara. Cette rencontre se révèlera décisive puisque le japonais l’initiera à tous les procédés de la laque orientale dont le délicat Rankaku qui imprègnera dès lors et tout au long de sa carrière ses créations, jusqu’à devenir la signature de son savoir-faire. Obtenant un succès grandissant dans le milieu des arts décoratifs, Jean Dunand sera sollicité pour la réalisation de gigantesques panneaux de laque en vue de la future Exposition coloniale de 1931, mais aussi pour participer au décor de paquebots Art Déco comme L’Atlantique ou pour créer des vases aux formes élancées pour lesquels il mettra en pratique l’art du Rankaku.

Si aujourd’hui cette technique connait un renouveau dans le milieu de la décoration contemporaine, la plasticienne mosaïste Nathalie Chaulaic quant à elle s’inspire et détourne ce savoir-faire ancestral pour l’adapter à sa pratique. C’est ainsi que depuis plus de dix ans elle crée, à partir de modestes coquilles d’œuf, des compositions uniques où le noir se trouve sublimé par l’incrustation de feuilles d’or ou de pâtes de verre colorées.
Si ce choix du noir ou parfois du brun donne à ses œuvres un côté « peau animale » ou « cuir de serpent » qui intrigue, surprend et interroge, elle propose d’autres pièces ou la couleur initiale de la coquille est préservée ainsi que des fonds blancs qui, accolés à des tesselles aux couleurs minutieusement choisies, offrent là encore des effets de matière qui interpellent le curieux.

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Chaque pièce créée résulte d’un long processus préparatoire qui débute par la récupération de coquilles d’œufs auprès d’un professionnel de la pâtisserie. Les coquilles, une fois nettoyées et stérilisées sont stockées au sec avant que l’artiste les taille à la main, une par une, en fonction des besoins de l’œuvre à venir. L’étape suivante consiste à les appliquer directement sur le support à l’aide de mortier colle. Suit la finition de l’œuvre où les coquilles sont soit laissées au naturel, soit peintes.
Et c’est ainsi que, tel un tableau de maitre, la beauté des œuvres de Nathalie Chaulaic se révèle par touches successives, au travers d’un travail d’une finesse qui se niche dans les moindres détails de ses créations.
Ce voyage au pays merveilleux des œufs sublimés se termine ici. Il aura permis de découvrir comment, grâce à l’ingéniosité, le sens du beau et l’inventivité d’artisans talentueux, un matériau aussi simple et banal que la coquille d’œuf peut se transformer sous leurs doigts en pièces d’art aussi rares que spectaculaires.

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Pour aller plus loin…
Merci à Nathalie Chaulaic et à Elisabeth Klein qui ont accepté de nous confier des photographies de leur merveilleux travail.
Vous trouverez leurs créations sur leur site:
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Bibliographie et sitographie:
La France au fil de l’aiguille/ Marie Le Goaziou et Nathalie Besson/ Éditions Ouest France/2002
https://www.korinlaque.fr/histoire-de-la-laque-2/
https://www.coupefileart.com/post/jean-dunand-1877-1942-ma%C3%AEtre-pluriel-de-l-art-d%C3%A9co