Les origines de l’aiguille se perdent dans la nuit des temps, et on en retrouve la trace jusque dans les textes sacrés. Ainsi, dans un épisode de la Genèse, Adam et Eve, découvrant leur nudité, cousent ensemble des feuilles de figuier pour s’en faire des pagnes.
Mais la naissance de l’aiguille est bien antérieure à ces écrits, puisque sa trace est déjà avérée sur des sites archéologiques qui datent son existence de plusieurs milliers d’années.
Un petit objet qui nous vient du Paléolithique
S’il est bien un objet dont l’aspect n’a pas varié au travers du temps, c’est l’aiguille. Sa forme standardisée a traversé les époques et accompagne l’Humanité depuis des millénaires.
C’est en effet dans la grotte sibérienne de Denisova, située au sud de l’Altaï, que des archéologues ont mis au jour une aiguille en os, pourvue d’un chas, datée de 45 000 ans. Ce serait donc à cet homme de Denisova, espèce antérieure à la nôtre et contemporaine de l’homme de Neandertal, que reviendrait l’invention de cet objet qui révolutionnera le rapport de l’Homme au monde, en lui permettant tout simplement de se protéger des aléas du temps.
Cette aiguille, la plus ancienne retrouvée à ce jour est d’une grande finesse. Taillée dans un os d’oiseau, elle mesure 7,6 cm. Le chas est percé dans l’os afin de pouvoir y passer un fil ou une fibre.
Utilisée pour coudre entre elles des peaux d’animaux ou des fourrures, l’aiguille a petit à petit traversé les territoires en fonction des déplacements des humains et de leur découverte du monde. On en retrouve un peu partout, façonnées à partir de divers matériaux : Des aiguilles en ivoire, mais également en piquant de porc-épic ou de feuille d’Agave ont été mises au jour en Russie, en Asie Centrale et en Amérique du Nord. En Amérique du Sud certaines avaient été fabriquées à partir de piquants des cactus.
En Chine, deux types d’aiguilles, datées de 23000 à 26000 ans ont été découvertes : De petites aiguilles rondes qui pourraient être destinées à la broderie, à l’application de tissus ou à la couture de fourrures délicates, et d’autres, plus volumineuses, aplaties et robustes, certainement employées pour l’assemblage de vêtements épais.
Un peu plus tard dans l’histoire de l’Humanité, les aiguilles munies de chas, fabriquées à partir d’os ou de bois de cervidé, atteignent l’ouest de l’Europe, et en particulier les Pyrénées, avant de se répandre sur tout le continent.
Au XIXème s, Sir John Ross, explorateur des régions arctiques décrira l’utilisation commune d’aiguilles en os ou en ivoire de morses réalisées par les Esquimaux, témoignage d’une odyssée de l’aiguille paléolithique au travers des âges : « [Leurs vêtements] sont faits par les femmes qui utilisent des aiguilles d’ivoire (probablement de morse) et du fil fait à partir de tendons de phoque ; les coutures sont si soigneuses qu’on peut difficilement les différencier. »
En plus de l’habillement, les aiguilles ont également joué un rôle dans la fabrication de sacs et de récipients qui permettaient de libérer les mains des hommes durant leurs activités ou leurs déplacements, ainsi que dans la confection d’habitats en peau.
Les archéologues pensent également que ce petit outil permettait d’enfiler des perles, jouant ainsi un rôle important dans le développement de la parure Paléolithique.
L’aiguille représente à ce jour l’un des éléments les plus fins de l’artisanat de cette période. C’est également un objet fragile qui demeure le témoin incontestable de la pratique de la couture par les sociétés préhistoriques.
Égypte ancienne, Antiquité et Moyen-âge
Dans l’Egypte Ancienne, on utilisait des aiguilles en cuivre, en argent ou en bronze. Le musée égyptien du Louvre en possède de nombreux spécimens, aux tailles et formes différentes, la plupart avec un chas oblong ou rond.
Les Romains, qui utilisaient indifféremment le mot « Acus » pour désigner les épingles et les aiguilles à coudre, développeront également des aiguilles plus fines en métal ainsi que le dé à coudre.
Les plus vieilles aiguilles en fer ont été retrouvées en Allemagne. Datées du 3ème siècle avant JC, elles ressemblent plus à des clous troués qu’aux fines aiguilles retrouvées sur le site de Denisova.
Au XIème siècle, en Espagne, les Maures perfectionneront les aiguilles à chas en métal, qu’ils n’utilisent pas pour la couture, mais pour effectuer des actes chirurgicaux comme les points de suture. Considérées comme des objets précieux, elles sont conservées en sécurité. Passés maîtres dans la fabrication des aiguilles, ils emporteront avec eux leur savoir-faire en quittant l’Espagne au XV ème siècle. Les marchands arabes exporteront dès lors en Europe de belles aiguilles en acier poli.
Au début du XVIème siècle, les secrets de fabrication des aiguilles atteignent l’Angleterre. Jusque-là modelées par les forgerons, elles se révélaient grossières. L’évolution des techniques ainsi que la capacité à produire du fil de fer vont amener à la transformation d’un artisanat rudimentaire en une industrie florissante. Grâce à l’utilisation de meules à eau qui permettent une finition exceptionnelle de l’objet, la petite ville de Redditch (région des Midlands de l’Ouest) en particulier va devenir célèbre dans le monde entier pour la qualité de fabrication manuelle de ses aiguilles à coudre.
Les aiguilles, fabriquées à la main en suivant un long processus constituaient alors des outils très précieux, conservés comme des trésors par les femmes qui les portaient à la ceinture dans de petites boîtes spécialement conçues pour les protéger. Et jusqu’au XIXe siècle les aiguilles resteront un article de luxe dont il fallait prendre grand soin et qu’il fallait entretenir afin qu’elles restent pointues, lisses et qu’elles ne s’oxydent pas.
L’industrialisation de la fabrication
Il faudra attendre la Révolution industrielle pour qu’apparaissent les premières machines capables de produire les aiguilles en nombre, et transformer cet objet précieux en un outil du quotidien. L’émergence de la mécanisation dans les années 1850 sera à l’origine de la trajectoire fulgurante de la fabrication des aiguilles, particulièrement en Allemagne et en Angleterre. Ainsi, aux alentours de 1865, ce pays fabrique déjà 100 millions d’aiguilles par an, la ville de Redditch conservant sa renommée mondiale.
La mécanisation, qui fait passer cet objet de précieux à commun, permet à une majorité de femmes de posséder des aiguilles à coudre à la maison, leur ouvrant de nouveaux horizons, tant en matière de confection textile que de broderie.
Comme c’est alors le cas pour d’autres industries, celle de la fabrication de ce petit objet engendre un coût très élevé en matière de santé pour les ouvriers. Non seulement ces derniers inhalent constamment de la poudre de métal, mais ils sont en contact permanent avec la poussière de la meule, ainsi qu’avec la poudre d’amiante dans laquelle sont conservées les aiguilles pour les empêcher de rouiller. L’espérance de vie moyenne d’un pointeur (ouvrier aiguisant les aiguilles), qui peut percer jusqu’à 10000 aiguilles à l’heure dans ces difficiles conditions, est alors de 35 ans.
En France, c’est en 1866 que Benjamin Bohin, désireux de mettre fin au monopole anglais de la fabrication d’aiguilles, rachète à Saint Sulpice sur Risle la manufacture qui aujourd’hui encore produit aiguilles et épingles de qualité qu’elle exporte dans le monde entier.
Au fil des années, la famille Bohin ne cesse d’améliorer ses machines, la qualité de la matière première et la finition des aiguilles. Elle en rationalise la fabrication et diversifie sa production.
Aujourd’hui, cette manufacture située en plein cœur de la Normandie est la dernière en Europe. Si elle a employé jusqu’à 600 ouvriers en 1914, elle continue de façonner des aiguilles à partir de techniques bien rodées que ses 40 salariés maîtrisent parfaitement. Il ne faut en effet pas moins de vingt-sept étapes de fabrication pour que le chas de votre aiguille puisse recevoir votre aiguillée de fil !!!
La fabrication d’une aiguille à coudre : un procédé long et délicat.
La fabrication d’une aiguille s’articule autour de trois grands cycles : façonner la matière, structurer l’aiguille, en contrôler la qualité. Le processus qui mène de la réception du rouleau de fil d’acier initial à l’aiguille prête à partir dans le monde entier est long (2 mois), et nécessite une main d’œuvre à la fois qualifiée, patiente et attentive. Sur les vingt-sept étapes nécessaires à sa fabrication, onze seront incontournables pour « simplement » structurer l’objet :
– Le dressage tout d’abord a pour but d’uniformiser l’épaisseur du fil d’acier ;
– Le coupage permet de couper ce fil en tronçons ;
– Le dressage à chaud porte l’acier à haute température,
– L’empointage consiste à aiguiser la pointe de l’aiguille ;
– Le blanchissage correspond au nettoyage de l’objet ;
– Par l’estampage, l’ouvrier façonne l’aiguille pour lui donner sa forme presque définitive ;
– le perçage correspond à l’étape où la future aiguille est percée d’un trou ;
– le cassage permet d’ébavurer l’aiguille pour en éliminer le surplus d’acier ;
– Le limage donne la taille et la forme finale à l’objet;
– Le trempage de l’aiguille dans un bain froid permet de la durcir;
– Le polissage enfin la rendra lisse.
Lors d’une dernière étape, les aiguilles sont classées par longueur, rangées dans le même sens, contrôlées par la machine, mais également par les yeux attentifs et les mains expertes des aiguillères.
A l’origine, chaque opération était effectuée par une machine différente. En 1908, Paul Bohin révolutionne le processus en inventant une machine capable de réaliser la quasi-totalité de ces opérations.
Aujourd’hui, la manufacture continue de fonctionner avec des machines dont certaines sont plus que centenaires, ce qui ne les empêchent nullement, entre tradition et efficacité, de continuer à fournir couturières et brodeuses en aiguilles à la renommée internationale.
Choisir son aiguille pour coudre à la main ou broder
S’il est important d’utiliser une aiguille adaptée au travail que l’on s’apprête à réaliser, il n’y a pas de règle absolue concernant son choix. C’est avec l’expérience que l’on apprend à reconnaître et à sélectionner l’aiguille qui nous conviendra le mieux, en fonction du tissu, du fil et de la façon de coudre ou de broder de chacun.
Cependant, quelques bases simples peuvent guider notre choix :
La taille de l’aiguille doit tout d’abord être adaptée à l’épaisseur de la matière, afin de faciliter le travail : Plus la toile est fine, plus l’aiguille le sera aussi, pour ne pas marquer le tissu. La grosseur des aiguilles est ainsi indiquée par un numéro allant de 1 à 12 : Plus ce chiffre est élevé, plus l’aiguille est fine. D’autre part, et pour la même raison, si le tissage de l’étoffe est serré, on utilisera de préférence des aiguilles à bout pointu.
Il existe plusieurs catégories d’aiguilles à coudre :
- Les aiguilles longues sont polyvalentes. Leur chas est rond et leur extrémité pointue.
- Les aiguilles mode ou modiste sont longues et possèdent un petit chas rond. On les utilise par exemple pour bâtir, faire des plis ou pour réaliser de la broderie au ruban. Leur longueur les rend parfaitement adaptées pour la réalisation du point de nœud ou du point de poste.
- Les aiguilles demi-longues sont les plus courtes et les plus fines. Elles servent au quilting et au patchwork, mais également pour fixer des perles, coudre des tissus épais comme le denim, le jean ou le tweed.
- Les aiguilles longues à pointe à boule, du fait de la petite boule située à leur extrémité sont particulièrement appropriées pour coudre du jersey.
- Les aiguilles à broder ont pour particularité de posséder un chas long qui permet d’enfiler facilement le fil à broder. Elles sont plus courtes que les aiguilles à coudre, mais elles aussi existent en différentes tailles s’égrenant de 1 à 26, selon le même code.
- Les aiguilles à repriser sont de grandes aiguilles, très résistantes avec un chas allongé.
- Les aiguilles à perles présentent un chas très étroit qui évite que les perles se bloquent sur l’aiguille et sont destinées à coudre perles et strass sur des tissus.
- Les aiguilles à tapisserie sont longues et à bout rond, ceci pour éviter de détériorer la toile. Leur chas, grand et long, permet d’enfiler facilement le ou les fils à broder. C’est souvent la première que l’on va mettre entre les mains d’un enfant qui souhaite apprendre.
Pour finir, n’oublions jamais que les aiguilles sont des outils fragiles dont il faut prendre soin si l’on veut les conserver longtemps… Ou tout simplement ne pas les perdre. Pour cela pensez à les piquer dans un morceau de tissu, sur un pique aiguilles, ou rangez-les dans une pochette range aiguilles.
Ainsi s’achève la longue histoire d’un objet au premier abord bien anodin, mais qui a su accompagner la longue aventure humaine et s’adapter à son évolution. A nous aujourd’hui de regarder différemment les aiguilles de notre boîte à couture, et de remercier la longue lignée d’humains, d’artisans, d’inventeurs et d’industriels qui ont sans relâche cherché à améliorer cet outil qui nous est tellement indispensable pour coudre, broder, créer.
Qu’elle ait été fabriquée à partir de bois, d’os, de laiton, de cuivre ou d’acier, l’ingéniosité de l’Homme a permis d’affiner la silhouette de l’aiguille, de la modeler en fonction des besoins des multiples corps de métiers qui l’utilisent, mais aussi de l’évolution des fils et des tissus : fibres végétales et animales, fils de coton, de soie ou polyester, étoffes épaisses ou tissus aériens. Rien n’arrête l’aiguille, objet aussi modeste qu’indispensable pour les créateurs de toutes les époques et de tous les milieux.
Pour aller plus loin:
Un grand merci à la Manufacture Bohin pour leur intérêt porté à cet article et leur autorisation d’utiliser certaines de leurs photographies.
Vous retrouverez leur univers et leur longue et passionnante histoire sur leur site https://boutique.bohin.com/ ainsi que sur leurs pages Facebook et Instagram.
Vous trouverez également d’intéressantes informations sur le lointain passé de l’aiguille sur le site du Museum de Toulouse https://www.museum.toulouse.fr/-/aux-origines-de-la-couture-les-aiguilles-a-chas-du-paleolithique
Et n’hésitez-pas à parcourir le site de la Maison Sajou pour approfondir l’histoire plus récente de l’aiguille à coudre: https://sajou.fr/fr/blog/petite-histoire-des-aiguilles-a-coudre-n12